DOSSIERS Sedef Ecer : «j’ai imaginé les destins de ces trois femmes dirigées par cet être monstrueux »

Née à Istanbul, romancière, autrice dramatique et scénariste Sedef Ecer pratique plusieurs formes d’écriture en turc et en français. Son roman Trésor national, sélectionné pour des prix littéraires, a reçu un accueil enthousiaste des critiques et des libraires. Ses textes ont été mis en scène, en lecture ou en ondes (festivals internationaux, scènes nationales, ainsi qu’à l’étranger mais aussi dans des espaces publics, cafés, bibliothèques ou écoles). Ils ont été étudiés dans le programme de collèges, lycées, des départements de théâtre des universités, traduits et publiés dans plusieurs pays. Lauréate de nombreux prix et bourses, elle est entrée dans le « Dictionnaire universel des Créatrices » en 2014. Elle est membre fondatrice du Parlement des Écrivaines Francophones.
Présentation de la pièce E-passeur.com par Christina Oikonomopoulou Université du Péloponnèse, Département d’études théâtrales
La pièce E-passeur.com de l’écrivaine turque Sedef Ecer fut écrite en français. Éditée par la revue théâtrale L’avant-scène en 2016, elle a connu sa première représentation en langue turque au Festival International de Théâtre d’Istanbul en mai 2016.
Dans e-passeur.com, la communication numérique, la migration, et le « corps féminin dans l’espace public » constituent les thématiques principales. Confirmant la motivation de l’autrice de dramatiser « des dystopies en montrant l’état du monde d’une manière futuriste », l’action de la pièce se déroule dans un cadre spatiotemporel vague et lugubre qui sous-entend un futur plus proche que lointain. Le globe connaît le chaos complet, la généralisation de la migration, les catastrophes écologistes et le remplacement des ressources humaines par les machines. La seule vérité est l’usage amplifié des téléphones portables. « Vous serez un errant parmi les errants et vous n’aurez qu’une seule arme, votre écran mobile ! », s’exclame avec une joie sadique le protagoniste masculin de la pièce. Τrois femmes désirent refaire leur vie ailleurs. C’est ainsi qu’elles prennent la route de la migration : Anaba, sage-femme de Guatemala, Hoa Mi, coiffeuse originaire d’Hanoi et Zeynab, archéologue syrienne et enceinte. Elles seront victimes de l’exploitation du passeur digital, un « personnage étrange au débit de parole enivrant », éventuellement un « Présentateur de télé-réalité kitsch ». Directeur d’une start-up financée par des opérations illicites, il offre des moyens électroniques permettant facilement la délocalisation des migrants, qui ont un accès libre à leur smartphone.
Les spectateurs peuvent suivre de près les péripéties d’errance et de migration de ces trois femmes grâce à une variété impressionnante de trouvailles mises en place par Sedef Ecer. La créatrice a conçu E-passeur.com comme un « spectacle hybride », très éloigné du canon de la mise en scène conventionnelle. L’omniprésence des images projetées sur écran constitue aussi une des innovations esthétiques de l’autrice. Toujours selon ses instructions, un percussionniste accompagne le passeur de manière verbale et musicale. C’est lui qui, à l’aide de sa musique assourdissante, intensifie l’ambiance dystopique au milieu de laquelle les trois femmes essaient de survivre.
L’utilisation de fils, avec lesquels le passeur entoure le plateau et quelques-uns des fauteuils du public trace de nouvelles frontières. Le passeur crée des réseaux sociaux, nous connecte, spectateurs et acteurs : invitation à l’empathie envers les protagonistes, mais également symbole de l’universalisation de la question migratoire.
Les sujets migrants sont exclusivement des femmes. Mais cette féminisation a une portée universelle, puisqu’elle se fonde sur la dramatisation de trois sujets d’origines ethniques et culturelles diverses, liées par leurs craintes et leurs préoccupations tout au long du voyage.
Campant une vision baroque de notre monde, E-passeur.com de Sedef Ecer pose aux spectateurs maintes questions : dans ce chaos qu’est notre monde affecté par les impacts d’une technologie acharnée sinon dangereuse, sommes-nous capables de restaurer la dignité humaine, mettre en avant la solidarité collective, réinventer l’humanisme et promettre à nos enfants un meilleur avenir ?
La metteuse en scène et l’autrice dialoguent
Victoire Berger-Perrin Qu’est-ce qui vous a donné l’idée d’écrire E-passeur.com ?
Sedef Ecer Je me souviens, j’étais à Izmir en 2015, une ville égéenne dont partaient les migrantes sur les bateaux de fortune vers la Grèce, se fiant à des passeurs de plus en plus nombreux et de plus en plus sans foi ni loi. J’y étais invitée par le Festival International de théâtre d’Izmir pour donner un atelier. J’avais déjà en tête mes trois personnages principaux car j’avais beaucoup travaillé sur les migrations féminines pour mon projet précédent, je savais les difficultés qu’elles rencontraient sur les routes. J’avais interviewé des Syriennes mais aussi des femmes qui avaient fait des trajets hallucinants clandestinement vers l’Europe et les États-Unis depuis des pays asiatiques, africains, maghrébins. Donc, je voulais travailler autour de ces personnages mais je ne savais pas encore comment relier ces 3 femmes dans le récit même si j’avais en tête un vague personnage un peu dystopique, une espèce de Joker fou qui serait le patron du monde. Je croyais que j’avais imaginé avec le recul, une sorte d’Elon Musk… Et puis, pendant ce festival, en marchant depuis mon hôtel vers le lieu de répétition, j’ai vu des stands de gilets de sauvetage pour les migrantes. Dans un premier temps, j’ai été choquée par le fait que cela puisse se vendre comme un produit normal mais je n’étais pas au bout de mes surprises : j’ai appris ensuite que certains d’entre eux étaient des faux gilets de sauvetage. C’est-à-dire qu’ils envoyaient les femmes, hommes et enfants à la mort juste pour quelques dollars, au vu et au su de toutes et tous. La vie de ces Syriennes, qui étaient de passage dans cette ville turque n’avait pour ces vendeurs, aucune valeur. Je me souviens avoir pensé que nous étions arrivées à un point charnière de notre indifférence. Voilà, comment le personnage de E-passeur.com a pris forme. Après, c’est un travail de dramaturgie : j’ai imaginé les destins de ces trois femmes dirigées par cet être monstrueux. Et puis, il ne faut pas oublier que nous étions au début de l’ère des smartphones vraiment smarts, les réseaux sociaux étaient une nouveauté. Donc, j’ai voulu montrer toute cette technologie naissante sur scène avec des vidéos sur mesure. Alors qu’aujourd’hui, dix ans après, on n’a plus besoin de mettre tout ça sur le plateau, c’est devenu notre quotidien. J’en ai ensuite pas mal discuté avec les autres metteures en scène (belge, américaine…) qui se sont emparées du texte pour créer des formes différentes, sonore, scénique, spatiale au festival d’Avignon ou au New York Public Library.
Et vous, qu’est-ce qui vous donne envie de mettre en scène ce texte en 2025 ?
Victoire Pour moi le mettre en scène aujourd’hui est plus pertinent que jamais ! Cette pièce est un cri d’alarme sur le monde dans lequel nous vivons. Il y a 10 ans, elle était prophétique, aujourd’hui elle est le miroir de notre époque.
La crise migratoire s’intensifie toujours plus. Les guerres, et notamment l’invasion de l’Ukraine qui nous fait réaliser que les conflits sont à nos portes, les persécutions, la précarité économique et le dérèglement climatique poussent toujours plus de personnes à l’exil. Les routes migratoires sont plus dangereuses, les contrôles plus stricts, les passeurs plus organisés. Avec la montée des nationalismes et le durcissement des politiques migratoires, la question du « chez-soi » et du droit de circuler est plus brûlante que jamais. Or E-passeur.com nous confronte à une vérité dérangeante : dans un monde en crise, tout le monde peut devenir un jour un exilé.
L’un des aspects les plus visionnaire du texte est le rôle du numérique dans le phénomène migratoire, un rôle vital dans l’information des migrantes, mais aussi malheureusement dans leur exploitation.
Cela me plaît d’aborder la condition des femmes migrantes. Exploitation sexuelle, violences, vulnérabilité accrue sur les routes… Ces réalités, longtemps passées sous silence, sont aujourd’hui plus médiatisées.
L’univers décalé et surprenant de la pièce m’a poussée à monter ce spectacle, qui ne joue pas sur la culpabilité mais sur l’ironie et la tendresse dans un jeu de face à face. J’aime beaucoup ce personnage du Passeur tout puissant transformé en animateur grotesque de show télévisé. C’est une manière habile de tourner au ridicule les « puissants » qui abusent des plus fragiles et contrôlent le monde. Et je trouve formidable de le mettre en scène sur le même plateau que trois femmes migrantes d’horizons différents, trois femmes à la fois fortes, déterminées, sensibles, sincères et très courageuses. Leurs récits intimes me bouleversent et contrastent avec le cynisme du Passeur et de son acolyte percussionniste. « Le business de la détresse » est un phénomène qu’il me semble passionnant de pousser à son paroxysme.
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