DOSSIERS \ Des autrices de la Méditerranée nous parlent de l’autre rive. Carmen Boustani : « Le mérite des écrivaines méditerranéennes est de rapprocher deux rives »

Carmen Boustani est la première à introduire les écrits de femmes et la question du genre en 1980 à l’Université libanaise où elle est professeure. Elle a, à chaque sortie d’un livre des recensions dans la presse arabe et francophone, des invitations à donner des conférences dans les universités en France, Espagne, Maghreb et Liban, notamment pour les dernières biographies Andrée Chedid, l’Écriture de l’amour et May Ziadé la passion d’écrire.
Pourquoi avez-vous choisi d’orienter votre travail sur les autrices des deux rives de la Méditerranée ?
La Méditerranée a vu naître et disparaître de nombreuses civilisations, comme l’Égypte et la Mésopotamie qui se distinguent par des cultures différentes et complémentaires où la femme a joué un rôle malgré la domination d’une culture patriarcale. Si on remonte la mythologie, c’est de la côte libanaise de Sidon que fut enlevée Europe par Zeus créant un lien indissociable entre la Méditerranée orientale et le continent occidental. Lien que prolonge Didon, la fille du roi de Tyr (l’ancienne Phénicie), partie des rives du Liban pour bâtir Carthage.
La mythologie du bassin méditerranéen est marquée par de fortes présences féminines : l’image centrale n’est pas le père tout-puissant, mais la mère dans son rapport mère/fils. Aujourd’hui, le pouvoir des mères s’affirme malgré le legs écrasant de la religion. La figure de la mère est assimilée à celle de la langue dans une trilogie mère/terre/langue. C’est dans la langue française que j’ai choisi de parler d’une médiation d’imaginaires féminins unis par l’amour d’une langue. Le but est de montrer que la femme dit autre chose en partant de sa réalité dans cette Mare Nostrum qui reflète les contradictions Nord/Sud, Orient/Occident.
Pouvez-vous nous donner une idée des femmes méditerranéennes dont vous avez analysé les œuvres ?
Je me limiterai à quelques romancières ou nouvellistes du Maghreb et du Machrek pour ne pas m’étendre sur l’ensemble des œuvres des femmes du pourtour méditerranéen que j’ai étudiées. Sous l’influence du MLF de la rive du Nord va émerger le concept des femmes du Sud qui réclame une affirmation de soi. En effet, l’entrée de ces femmes en littérature rompt avec leur éthique qui leur interdit de parler d’elles-mêmes et offre une écriture marquée par le ‘je féminin’, les bruits, les saveurs et les gestes de cette Méditerranée des origines : en un mot une écriture du corps et du viscéral. Le mérite des écrivaines méditerranéennes est de rapprocher deux rives au départ antagonistes et deux civilisations divergentes la gréco-latine et l’arabo-musulmane.
Par exemple, parmi les Libanaises, Andrée Chedid dans Le Sommeil délivré (1952) décrit la victimisation de la femme arabe, critique le mariage des mineures et ses répercussions tragiques sur de jeunes adolescentes qu’on marie à des goujats de vingt ans leurs aînés. Vénus Khoury-Ghata, La maîtresse du notable, (1992) présente une héroïne, Flora, qui déshonore son rôle de mère méditerranéenne en courant la passion. Elle aime l’amour dont elle est l’objet plus que ceux qui l’aiment et suit un imaginaire masculin qui la dépossède de tout individualisme. Dominique Eddé dans Le cerf-volant, décrit un voyage hanté par l’angoisse du pays et les signes avant-coureurs d’une vie. Elle recourt à l’écriture pour recoller les morceaux d’un destin mobile entre les lieux de la Méditerranée et les différentes langues. La langue française reste pour la narratrice un sujet de divisions intérieures, d’admiration, plus qu’un sujet d’amour. Nadia Tuéni dans trois nouvelles posthumes Le Prétexte (1964), Du bleu anthrophagique (1964), Le temps des odalisques (1965) interroge le rapport à la Méditerranée, le rapport homme/femme et femme/eau. Abla Farhoud dans Le bonheur a la queue glissante (1989) présente le discours d’une femme libanaise illettrée et émigrée qui raconte sa vie dans son dialecte libanais à sa fille, une universitaire, qui la transcrit en mots de la langue française.
Je me permets de mentionner mon roman La guerre m’a surprise à Beyrouth (2011). Yasmina, seule dans un immeuble qui s’est vidé de ses habitants lors des bombardements israéliens sur Beyrouth en 2006, joue avec les mots sur son ordinateur pour ne pas avoir peur dans Beyrouth assiégé. Les mots font du sens pour décrire le rêve d’un livre. Cette résilience dans les épreuves caractérise les Libanaises. L’essentiel est de démontrer que les femmes sont porteuses de la pulsion de vie, elles préservent la mémoire, ramenant de l’humain dans l’inhumain des guerres.
Pour l’Égypte, je m’arrête à Ramza (1958) d’Out el Kouloub où la narratrice mariée contre la volonté de son père décrit sa rébellion mais aussi sa culpabilité. Elle relie la narration autobiographique à la chronique sociale.
Concernant le Maghreb, je mentionne Assia Djebar dans L’amour la fantasia (1995) qui cherche à retrouver, à travers l’histoire d’une petite fille allant au lycée français, la mémoire nomade des femmes de sa tribu. Dans N’zid (2001) de Malika Mokeddem la narratrice renaît non sans ambiguïté entre douleur et joie dans sa traversée de la Méditerranée comme un espace vide entre deux rives. Elle est décrite comme Ulysse au féminin. Nina Bouraoui dans Garçon manqué (2000) expose de courts textes à la manière d’Enfance de Nathalie Sarraute et oscille entre deux espaces géographiques l’Algérie et la France qui lui donnent une « identité de fracture » avec le dilemme de l’identité du père algérien et de la mère française.
C’est une littérature de l’opposition à l’ordre patriarcal établi, un règlement de comptes contre un monde créé par l’homme, faisant croire à la femme qu’elle n’a pas de salut en dehors de lui. La majorité des héroïnes de ce corpus choisi sont des rebelles et des révoltées qui cherchent à se réaliser loin de l’homme et à définir leur identité de femme.
Quelle est votre contribution à la transmission de la langue française et des écrits des écrivaines méditerranéennes ?
Je suis un mélange d’arabe et de français. Je pense en français bien que la communication et le glissement entre les deux langues soient pour moi une seule langue. Quand j’écris en français, j’essaie de réinjecter ce côté charnel, sensuel de ma culture de la Méditerranée orientale, que je revendique, comme pouvant être une partie du français, un français en couleur que j’ai essayé de transmettre à mes étudiant·es de master et de doctorat. Les études de lettres se féminisent de plus en plus et les garçons les désertent.
J’étais la première à avoir introduit les écrits des femmes et les théories du genre à la faculté des lettres de l’université libanaise en 1980. Au fil des années, un réseau s’est constitué de doctorantes où la notion de la différence devient un concept opératoire enseigné à leur tour par quelques-unes de mes doctorantes devenues des collègues à l’université libanaise ou dans les universités des Imarates, de la France ou des États-Unis grâce à la migration. L’intérêt porté aux études de genre s’explique par une forte demande chez la femme de la Méditerranée orientale notamment la femme voilée qui revendique sa liberté face aux traditions qui l’accablent.
J’organise aussi des colloques sur les femmes: Aux frontières des deux genres en hommage à Andrée Chedid l’année du sommet de la francophonie à Beyrouth soutenu par le ministre de la culture Ghassan Salamé et un autre Des femmes et de l’écriture, le bassin méditerranéen, avec Edmond Jouve en hommage à Vénus Khoury-Ghata en Quercy. Je dirige la Revue des lettres et de traduction à l’université Saint-Esprit à Kaslik dont la majorité des dossiers littéraires se déploie autour de la femme.
Je publie des essais sur le féminisme, la différence sexuelle et les écrits des femmes dont la majorité est concentrée sur les deux rives de la Méditerranée que j’aborde par le biais du politique, de l’inconscient du texte et de la sémiologie.
L’engagement de mon écriture et de mon enseignement est de faire connaître des femmes de lettres méconnues comme Madame Riccoboni, mon étude était le premier travail fait sur elle après une thèse à la BN qui lui a été consacrée en 1925, Madame du Deffand, Out el kouloub, et des femmes plus connues ou célèbres comme Colette, Simone de Beauvoir, Marguerite Duras, Nathalie Sarraute, Annie Ernaux, Camille Laurens, Isabel Eberhardt, Assia Djebar, Malikka Mokeddem, Andrée Chedid, Vénus Khoury- Ghata, May Ziadé
Il en ressort que la femme des deux rives de la Méditerrané s’affirme en disant je et en racontant son propre vécu que ce soit dans son propre pays ou un pays d’accueil. Le pouvoir de l’écriture qui soulève le rapport du pouvoir des sexes sera une compensation au pouvoir politique féminin souvent absent sur les deux rives, surtout sur la rive Sud.
Propos recueillis par Annie Richard Universitaire et autrice
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