Articles récents \ Chroniques CHRONIQUE L’AIRE DU PSY «Anna» de Marco Amenta

C’est sur un mode abrupt que s’engage le film. L’image est mobile, floue, le rythme musical rappelle les rave party. Sur la piste de danse, le corps d’une femme s’anime, un corps masculin se rapproche. Ce sont des corps morcelés que filme la caméra. La scène sexuelle conclusive dans les toilettes traduit un rapport bestial, sans affects. Rien de très engageant. Un moment de «consommation sexuelle» consenti par les partenaires. Cet épisode inaugural nous confronte à la brutalité de la vie d’Anna. La violence semble l’avoir éloignée de tout sentiment. C’est une femme libre, qui s’affirme comme telle dans un environnement machiste.

Nous suivons Anna jusqu’à son troupeau de chèvres. C’est une paysanne ancrée dans un lien ancestral à sa terre natale. On se situe entre «terre» et «taire». Point de mère dans cette histoire, juste des hommes, qui ordonnent aux femmes soumises à leur brutalité. Nous sommes en Sardaigne dans des paysages encore préservés de l’activité touristique. Le bruit d’un hélicoptère transportant une vierge vient perturber le calme. De la mer à la mère, cette statue d’une vierge dans les airs incarne toute l’hypocrisie de la mafia croyante, que le cinéaste a dénoncé dans de précédents films. Marco Amenta a fait l’expérience des procédures judiciaires d’intimidation et des menaces. Sans doute, le combat que va mener Anna y fait-il écho…

Lorsqu’Anna se baigne nue dans la mer, elle affirme son indépendance, elle n’a que faire de l’opinion des autres. Elle est partie un temps à Milan, en est revenue. On ne peut que pressentir combien ce retour à la terre natale provient d’une épreuve de vie, qui s’est mal terminée. Certain·es semblent lui en vouloir, mais elle mène sa vie. Une vie rude. La traite de ses brebis lui permet de vendre au marché les fromages qu’elle confectionne. Les gains sont modestes, ils lui permettent de survivre.

Un projet de construction d’un complexe hôtelier vient empiéter sur son territoire. Lorsque des tractations s’engagent, Anna n’y va pas par quatre chemins : «Vous pensez pouvoir m’acheter avec votre fric de merde ?» rétorque-t-elle à la proposition qui lui est faite. Nous savourons le contraste entre son langage cru, direct et sans retenue et la langue des avocats châtiée, précautionneuse, voire obséquieuse. Elle n’a rien à perdre, alors qu’elle a tout à perdre dans ce combat du pot de terre contre le pot de fer. Anna s’exprime avec ses tripes. Le dialecte sarde des comédienn·es est une donnée importante pour le cinéaste, sa tonalité est plus proche de l’espagnol que de l’italien. Les Italien·nes le perçoivent comme plus barbare que l’italien. Dante Alighieri (1) ne prétendait-il pas que les sardes n’ayant pas de lingua vulgaris à eux, avaient plutôt singé le latin. La rage vigoureuse qui anime Anna s’accompagne parfois de douleurs au ventre. Ce symptôme constituera finalement le point d’orgue qui fera basculer toute l’histoire.

Point de mère, point de maternité. Une mère empêchée, apprendra-t-on plus tard. Nulle référence à la mère d’Anna, seul son défunt père fait repère. C’est dans la continuité de la terre de ce père mort qu’Anna a trouvé refuge. Pourra-t-elle faire entendre sa légitimité à occuper cet espace : «Vous ne m’avez pas l’air très embêtés puisque vous continuez à construire sur mon terrain !» s’exclame-t-elle face à celui, qui vante combien «la société Mirage [sic] travaille ainsi en respectant et en impliquant les habitants du territoire». Face à cette langue de bois, Anna ne s’en laisse pas conter, là où effectivement les villageois·es voient la promesse d’emplois, que va engendrer ce projet immobilier. Anna résiste à la logique de cette novlangue managériale : alors que la partie adverse affirme que le terrain n’appartient pas à Anna (puisqu’elle ne peut en apporter la preuve), Anna rétorque de façon cinglante :  » mais alors pourquoi me faire une proposition d’indemnisation ? «  Rossini, l’avocat d’Anna incarne le seul homme déconstruit du film. Il supporte et accompagne les débordements d’Anna avec patience et détermination. Il est de son côté et prêt à défendre cette cause perdue.

Cette fois encore, il est question d’une violence conjugale tue, dont Anna est parvenue à s’extraire. Le point de bascule survient lorsqu’elle crève l’abcès en allant trouver son ex beau-père et lui dire son fait : si elle a quitté son fils, c’est parce qu’il était violent. Cette violence a eu pour conséquence qu’elle n’a pu faire de lui un grand-père. Le père d’Anna est mort, mais le père de l’homme, dont elle s’est extirpée, est lui encore vivant, résigné, quasi mutique. Prendra-t-il conscience du fait que non Anna n’est pas une «pute», comme le clame l’autre fils de cet homme. Anna est désormais une femme libre, meurtrie mais qui est parvenue à déserter l’enfer de la violence masculine.

Le film de Marco Amenta nous emmène dans des contrées lointaines, mais démontre combien le phénomène MeToo atteint aussi les campagnes et que son actualité n’est pas juste la clameur de quelques féministes privilégiées. Le courage de dire non aux violences est une lutte. 

Daniel Charlemaine 50-50 Magazine

Dante Alighieri est un poète et écrivain italien (1265-1321)

Sortie en salles le 5 mars 2025

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