Articles récents \ DÉBATS \ Contributions Contrat de travail sexuel: la loi magique qui fait disparaître les violences et les contraintes 2/2

La loi qui vient d’entrer en vigueur en Belgique et qui étend le statut du salariat aux personnes prostituées piétine les droits humains des personnes concernées et fragilise l’ensemble des droits relatifs à la protection contre les violences et le harcèlement sexuels.
Néanmoins, pour peu qu’on arrive à oublier pendant quelques instants que cette loi a un vrai impact sur de vraies personnes qui subissent de vraies violences, sa lecture est assez distrayante : ce texte atteint un niveau d’hypocrisie quasi comique. Mais surtout, pour nous féministes, il a un intérêt majeur : alors même que son objectif est d’imposer l’idée que la prostitution est un travail comme les autres, sa rédaction alambiquée nous offre la démonstration inverse sur un plateau.
Il suffit de constater les contorsions ridicules auxquelles ses auteurs ont dû se livrer pour rendre la prostitution compatible à la fois avec le droit du travail et avec le droit pénal : pas une mince affaire ! On serait presque admiratives de l’effort accompli.
Un “travail comme un autre”… qui nécessite pas mal d’exceptions juridiques
D’abord, il y a la myriade d’exceptions au droit du travail et de la sécurité sociale que les auteurs de la loi ont été obligés de prévoir.
Ces exceptions concernent aussi bien les personnes autorisées à exercer le “travail du sexe” (les mineures ne peuvent pas signer ce type de contrat, les étudiantes non plus) que les types de contrat (le “travail du sexe” ne peut pas être exercé en “flexi-job”, c’est-à-dire en tant qu’emploi à temps partiel complémentaire d’un autre emploi ou d’une pension de retraite, ni en tant qu’intérimaire ou autre “travailleur occasionnel”).
Elles concernent aussi les règles relatives au chômage : comme le précise la loi, “Pour l’application de la réglementation chômage, il est tenu compte de la spécificité du travail du sexe. En outre, nul ne peut être contraint d’accepter de prester un travail du sexe”. Une personne ne perd donc pas ses droits au chômage si elle refuse une offre d’emploi de prostitution, contrairement à d’autres types d’emploi.
Ces dispositions témoignent d’une volonté d’éviter toute porosité entre le “travail du sexe” et le reste du spectre des activités professionnelles : pas question pour n’importe qui d’exercer la prostitution dans le cadre d’un parcours de vie classique (en tant que job étudiant, par exemple, ou pendant les vacances d’été pour une lycéenne, ou encore entre deux contrats, le temps de trouver autre chose…). Et si cette volonté de cloisonnement existe, c’est bien parce que les rédacteurs de la loi ont tout à fait conscience que la prostitution n’est pas un travail comme les autres, en dépit du lobbying intensif effectué par les porte-parole de l’industrie du sexe. Ils savent très bien que subir des pénétrations sexuelles non désirées à répétition n’est en rien comparable à un travail, même pénible.
Ils ont conscience que les violences sont consubstantielles à la prostitution, mais ils ont quand même décidé d’en faire une activité dont autrui peut tirer profit en toute légalité. Cette hypocrisie et ce cynisme sont parfaitement illustrés par l’obligation pour les proxénètes de mettre à disposition des personnes prostituées un “bouton d’urgence” actionnable en cas d’agression (mesure qui s’est avérée totalement inutile dans les bordels d’Allemagne, où elle existe depuis plusieurs années). Quelle sera la prochaine étape : faire reconnaître le meurtre comme accident du travail ?
Dynamiter le droit du travail : le prix à payer pour protéger proxénètes et clients
Cette ribambelle d’exceptions juridiques serait incomplète si on ne s’attardait pas sur le dynamitage de l’un des éléments les plus fondamentaux du droit du travail : le lien de subordination. En Belgique, la loi du 3 juillet 1978 dispose que le travailleur a l’obligation “d’agir conformément aux ordres et aux instructions qui lui sont donnés par l’employeur, ses mandataires ou ses préposés”. En principe, donc, le contrat de travail contraint l’employé·e à effectuer un certain nombre de tâches, et la/le contraint à obéir aux ordres de l’employeur.
Arrêtons-nous sur ce mot : contraint. Dans le cas du “travail du sexe”, les tâches de l’employée (qu’elle devrait donc en principe, selon le droit du travail, être contrainte à effectuer) consistent principalement en des actes sexuels. Or, le code pénal belge est catégorique : les actes sexuels commis par contrainte relèvent de l’agression sexuelle et du viol (1)
Les rédacteurs de la réforme ont donc été confrontés à un problème épineux : comment diable protéger les proxénètes-employeurs et les clients d’éventuelles poursuites pour viol ?
La solution a été vite trouvée : l’article 7 de la loi est habilement rédigé de façon à ce que le “travail du sexe” décrit dans le contrat soit conforme aux exigences du code pénal belge en matière de consentement sexuel, et qu’il échappe ainsi à toute accusation de contraintes et donc de violences sexuelles.
Concrètement, la loi précise que la personne prostituée a le droit, à tout moment, de ne pas accomplir le travail auquel elle s’est engagée en signant le contrat… et ce sans que l’employeur puisse légalement prendre la moindre action qui entraînerait des conséquences négatives pour elle (perte de salaire, licenciement…). La personne prostituée a ainsi le droit de refuser tout client, tout acte sexuel, ou encore de ne pas se présenter à son travail sans avoir à s’en justifier (2). Elle peut également mettre fin au contrat sans préavis. Tout cela est inimaginable dans n’importe quelle autre activité professionnelle, mais permet (en théorie) de s’assurer que les actes sexuels effectués correspondent bien aux exigences fixées par la loi belge sur le consentement sexuel (3)
Quand la fiction devient loi
Bien sûr, ces dispositions sont lunaires à double titre : d’abord parce qu’elles font de ce “contrat de travail du sexe” un ovni dans le champ du droit du travail, ensuite parce qu’elles ne réduiront en rien la capacité des exploiteurs sexuels à contraindre les personnes prostituées à se soumettre à leurs désirs. Il faut vraiment n’avoir lu ou écouté aucun témoignage de survivante de la prostitution pour s’imaginer que les clients et les proxénètes se plient aux exigences des personnes prostituées et que la décriminalisation de l’exploitation sexuelle fait basculer le rapport de pouvoir en faveur des personnes exploitées.
En gravant dans la loi la fiction du “travail sur sexe” sans contrainte, cette réforme semble reposer sur une forme de pensée magique, comme si ses auteurs croyaient que le simple fait d’écrire que la personne prostituée peut refuser tout acte sexuel lui donnera le pouvoir de le faire en pratique; ou encore que la présence d’un bouton d’urgence dans la chambre permettra d’éviter les agressions et les meurtres…
Peut-être le croient-ils vraiment; peut-être que cette loi a été rédigée par des imbéciles animés par une volonté sincère de protéger les personnes prostituées en institutionnalisant l’exploitation sexuelle. Ou peut-être pas. Les clients et les proxénètes ne sont pas les seuls à bénéficier de l’exploitation sexuelle lorsque celle-ci est décriminalisée : l’État lui-même a beaucoup (d’argent) à y gagner.
La réalité, en tout cas, est têtue. L’oppression subie par les personnes marchandisées dans l’industrie du sexe ne changera pas à coups de formules magiques. Elles feront face aux mêmes exploiteurs, aux mêmes violences quotidiennes, à la même déshumanisation. La seule différence sera que les exploiteurs pourront désormais se targuer d’être d’honnêtes employeurs, et que les violences et la déshumanisation seront encore plus invisibilisées par l’idéologie du “travail du sexe”.
Félicie Kempf militante féministe, membre de l’Assemblée des Femmes
1 Voir notamment l’article 417/11 : “On entend par viol tout acte qui consiste en ou se compose d’une pénétration sexuelle de quelque nature et par quelque moyen que ce soit, commis sur une personne ou avec l’aide d’une personne qui n’y consent pas”; et l’article 417/5 : “(…) En tout état de cause, il n’y a pas de consentement si l’acte à caractère sexuel résulte d’une menace, de violences physiques ou psychologiques, d’une contrainte, d’une surprise, d’une ruse ou de tout autre comportement punissable”.
2 Mais il ne faut pas non plus qu’elle exagère : si elle fait usage de ce droit de ne pas être pénétrée plus de dix fois sur une période de six mois, l’employeur peut faire appel à une commission spéciale qui cherchera à comprendre quelle est la source du problème. Pourquoi cette jauge de dix refus en six mois ? Qui a décidé que c’était le nombre au-delà duquel le non d’une femme à des hommes qui la dégoûtent devient questionnable ? Mystère.
3 Voir l’article 417/5 du code pénal.