Articles récents \ DÉBATS \ Contributions Contrat de travail sexuel : la Belgique décriminalise l’exploitation sexuelle  1/2

Les proxénètes belges n’étaient déjà pas à plaindre : depuis trente ans, le proxénétisme immobilier était autorisé en Belgique. Ils pouvaient donc s’enrichir en toute légalité grâce à la mise à disposition de locaux dédiés à la prostitution. Mais ils n’avaient pas le droit, officiellement, d’embaucher des personnes en vue de les exploiter sexuellement (1). Grâce au gouvernement et aux parlementaires, c’est désormais chose faite : fin 2024, une nouvelle loi est entrée en vigueur. Elle consacre la décriminalisation du proxénétisme, un processus amorcé dès 2022 dans la réforme du code pénal relative aux infractions sexuelles. Cette nouvelle loi ouvre le salariat aux personnes prostituées en créant un “contrat de travail sexuel”.

Et voilà : aux yeux de l’État belge, les proxénètes en majorité des hommes sont désormais des employeurs lambda. Pour peu qu’ils respectent quelques règles assez basiques, ne pas avoir un casier judiciaire trop fourni, ne pas embaucher d’enfants, installer un dispositif de sécurité, ils peuvent choisir et recruter leurs proies, leur imposer des horaires de “travail” et le montant de leurs revenus, engranger les bénéfices, puis rentrer chez eux et dormir sur leurs deux oreilles. 

Une attaque contre les droits des victimes d’exploitation sexuelle

Cette réforme nous a été présentée par ses auteurs (2) et par des médias complaisants comme un progrès pour les “travailleuses/travailleurs du sexe”, qui accéderaient ainsi aux mêmes droits que les autres salariées : sécurité sociale, congés payés, etc. Drôle de progrès, quand on sait que les violences et les atteintes aux droits sont inhérentes à la prostitution : être violée, insultée et frappée, oui, mais en cotisant pour la retraite ! (Et en réalité, les personnes prostituées en Belgique avaient déjà accès à ces droits à travers le statut d’indépendante.) Faut-il rappeler que l’immense majorité des personnes prostituées veut sortir de la prostitution ? Comment vont-elles obtenir l’aide souvent indispensable pour en sortir, si la prostitution est considérée comme un simple emploi et non comme un système de violences dont de nombreuses personnes sont prisonnières ? 

Le droit international est pourtant très clair : la prostitution ne peut faire l’objet d’un contrat de travail. La convention des Nations Unies sur la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui interdit d’ embaucher, en vue de la prostitution, une autre personne, même consentante”. La convention des Nations Unies sur l’élimination de toute forme de discrimination à l’égard des femmes interdit également l’exploitation de la prostitution des femmes”. Ces deux textes ont été ratifiés par la Belgique, qui vient donc de s’asseoir le plus tranquillement du monde sur ses obligations en matière de droits humains, de droits des femmes et de lutte contre les violences à l’encontre des femmes.

Malheureusement, les effets de cette loi sont prévisibles. Partout où la prostitution a pignon sur rue, comme en Nouvelle-Zélande, en Allemagne ou aux Pays-Bas, les conséquences sont les mêmes pour les personnes prostituées (des filles et des femmes, à près de 90%) et pour les femmes en général : augmentation du nombre de personnes prostituées; exploitation des femmes les plus vulnérables (jeunes, précaires, étrangères) dans des lieux de prostitution où leur liberté et leur sécurité sont purement fictionnelles. Seule l’addiction à des substances permet de tenir le coup : hypersexualisation, objectification et mise en danger de l’ensemble des femmes; lutte contre le proxénétisme et la traite des êtres humains au point mort.

Il est à craindre que ces contrats ne deviennent, comme dans l’industrie pornographique où ils sont déjà utilisés, un instrument supplémentaire de coercition afin d’assurer l’impunité des proxénètes face à d’éventuelles poursuites. C’est ce qu’affirme Pascale R., militante féministe belge et survivante de la prostitution : En sachant les méthodes de coercition employées par les proxénètes (rétention des papiers d’identité et passeports, drogues, coups, menaces sur la personne et sa famille…) pour forcer ces personnes à se prostituer, il est logique qu’ils utiliseront ces mêmes méthodes pour les forcer en plus à signer ces contrats pour qu’ils soient légalement protégés de toute poursuite.”

Un frein à la lutte contre les violences sexistes et sexuelles au travail

En décriminalisant le proxénétisme, cette loi fait plus qu’encourager l’exploitation sexuelle des femmes par les hommes : elle fragilise l’édifice des droits des femmes dans son ensemble, en s’attaquant à des avancées féministes conquises de haute lutte, comme la reconnaissance du harcèlement sexuel au travail. En droit belge comme en droit français, conditionner une rémunération à la réalisation d’actes sexuels est qualifiable de harcèlement sexuel. Comme l’explique l’association Isala (3), Vouloir qualifier ce même acte de travail, ou vouloir le faire entrer dans le monde des relations contractuelles professionnelles, est donc une atteinte à plusieurs décennies de mobilisation des associations de défense des droits des femmes pour faire reconnaître, condamner et réprimer le harcèlement sexuel au travail”.

D’ailleurs, toutes les personnes amenées à travailler dans les lieux de prostitution (serveuses, agents d’entretien et de sécurité, réceptionnistes) seront inévitablement confrontées à du harcèlement sexuel et à un environnement de travail violent. Une Australienne a livré un témoignage édifiant (4) sur l’emploi qu’elle a occupé en tant que réceptionniste dans un bordel de Melbourne : ses conditions de travail, et notamment les propos tenus par les clients et l’exposition continue à des vidéos pornographiques, étaient équivalentes à un harcèlement sexuel constant – un harcèlement qui a causé chez elle un trouble de stress post-traumatique, et qui suffirait à faire condamner n’importe quel employeur… Sauf s’il est patron de bordel. Bref, bon courage aux inspecteurs du travail belges !

Une autre avancée féministe fragilisée par cette loi est la reconnaissance de la contrainte comme élément constitutif de l’agression sexuelle et du viol. La contrainte économique, en particulier, ne peut être reconnue si l’exploitation sexuelle est par ailleurs légale via des contrats de travail. La reconnaissance du “travail du sexe” est donc un frein pour les victimes de prostitution elles-mêmes dans leur quête de justice face aux viols prostitutionnels, mais aussi pour toutes les victimes de violences sexuelles commises sous contrainte économique, dans le cadre professionnel en particulier.

C’est ainsi que même en France, où l’exploitation sexuelle est interdite, une juge a pu affirmer que Si la notion de viol ‘sous contrainte économique’ était effectivement retenue par le droit pénal français, cela reviendrait notamment à poursuivre et punir l’ensemble des personnes ayant recours aux services de prostituées” afin de motiver un non lieu dans une affaire dans laquelle un employeur a imposé des pénétrations sexuelles à son employée, qui n’a pu s’y opposer par peur de perdre sa seule source de revenus (5). Imaginons un instant ce qu’il adviendra de ce type de plainte pour viol en Belgique, maintenant que les actes sexuels sous contrainte économique y ont trouvé un cadre légal !

Résumons : les partisanes de ce type de réforme du “travail du sexe” promeuvent l’exploitation sexuelle, piétinent les avancées législatives féministes et fragilisent le droit du travail… N’est-ce pas remarquable qu’elles/ils parviennent encore à faire croire qu’ils sont des militants de gauche féministes, plutôt que la jolie vitrine d’un projet de société réactionnaire, misogyne et ultra-libéral ? 

Félicie Kempf militante féministe, membre de l’Assemblée des Femmes.

1 Ils le faisaient quand même : soit au noir, soit en leur faisant signer des contrats de travail de masseuse, de serveuse, etc.

2 Au masculin, car cette loi est une loi d’hommes : le projet de loi a été élaboré par les cabinets de trois ministres hommes. Il a également été voté par une majorité de parlementaires hommes. Les associations féministes n’ont pas été consultées, même celles qui accompagnent des personnes en situation de prostitution, et ce malgré la mobilisation de plus de 25 associations féministes contre le projet de loi. Seules les associations défendant la décriminalisation du “travail du sexe” ont été entendues.

3 Association belge de soutien au personnes en situation de prostitution fondée en 2013. Isala propose notamment un parcours de sortie de la prostitution pour les personnes qui le souhaitent.  Sa réaction à l’avant projet de loi sur le statut salarié pour les personnes prostituées.

4 Jacqueline Gwynne, I was a Pimp, in Prostitution Narratives. Stories of Survival in the Sex Trade, Ed. Spinifex, 2016.

5 Violences sexuelles. En finir avec l’impunité, sous la direction d’Ernestine Ronai et Edouard Durand , Ed. Dunod, 2021.

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