Monde Evelyne Accad : «il y a encore une pénurie signifiante de refuges au Liban pour accueillir le nombre alarmant de victimes de violences conjugales» 2/2
Evelyne Accad, née à Beyrouth vit entre le Liban, la France et les Etats-Unis. Elle est autrice, chanteuse/compositrice, poétesse, professeure émérite de littérature comparée francophone et arabophone, d’études africaines et féministes à l’Université d’Illinois, et à la Lebanese American University de Beyrouth. Elle a écrit de nombreux ouvrages dont l’excisée, Voyages en Cancer, Des femmes, des hommes et la guerre: fiction et réalité au Proche-Orient. Elle a reçu de nombreux prix, … Evelyne Accad se bat depuis longtemps pour l’égalité entre les femmes et les hommes. En 2008, elle a créé, avec sa sœur, un abri pour femmes battues Beit el-Hanane (Maison de la tendresse).
Avez-vous des chiffres sur le nombre de femmes libanaises victimes de violences ?
Les recherches montrent qu’environ 75 % des femmes libanaises seront victimes de violences physiques à un moment ou à un autre au cours de leur vie.
Comment est-il possible que l’endroit même qui devrait être un véritable refuge pour ces femmes soit devenu le témoin sombre de leur disparition tragique ? Comment se fait-il que les bras qui devraient servir à réconforter et à protéger ces femmes et ces enfants vulnérables soient devenus les outils pour commettre des crimes odieux et inexplicables ?
Comment un tel fléau social peut-il continuer à se produire chaque jour, alors que les systèmes sociaux et judiciaires locaux préfèrent simplement fermer les yeux ?
La question des droits de la femme au Liban est une question particulièrement délicate, non seulement dans son contexte socio-politique sectaire libanais, mais aussi dans le contexte plus large du monde arabe, où les structures sociales sont généralement basées sur l’inégalité entre les sexes.
Même si dans le contexte régional, le Liban peut être considéré comme l’un des pays les plus « libéraux », il existe encore de nombreux incidents de discriminations flagrantes et d’actes de violence commis régulièrement contre les femmes.
Les causes profondes et les principaux facteurs de violences contre les personnes vulnérables sont multiples et profondément ancrés. Parmi ceux-ci figurent les normes sociales patriarcales, les stéréotypes persistants tels que les codes d’honneur, la pauvreté, la toxicomanie, l’instabilité politique, les conflits armés, etc.
Le risque de perpétrer des violences conjugales à l’âge adulte est deux fois plus grand pour ceux qui ont été victimes de violences ou qui ont été témoins des violences faites à leur mère pendant leur propre enfance. De même, le risque de devenir victime de violences conjugales à l’adolescence ou à l’âge adulte augmente considérablement lorsque les jeunes sont élevés dans des ménages où il y a des violences.
Les violences familiales sous toutes ses formes (physique, sexuelle, émotionnelle, financière et spirituelle) ont des répercussions majeures sur la santé mentale et physique des femmes, comme en témoignent les blessures physiques, les incapacités temporaires ou permanentes, les troubles psychologiques comme les troubles de stress post-traumatique, la dépression et même le suicide.
Au Moyen-Orient, le fait de ne pas se faire entendre au sujet des mauvais traitements infligés à la maison est typique en raison de la honte et de la culpabilité, du manque de confiance, du sentiment d’indignité, de la désinformation au sujet des droits juridiques, de la crainte de représailles, de la crainte d’être séparée des enfants, etc.
À l’heure actuelle, il n’existe aucune statistique nationale sur les violences conjugales faites aux femmes. Une étude menée par le « Comité pour l’élimination de la discrimination à l’égard des femmes » en mai 2014, dans laquelle on peut lire ce qui suit : « Les enquêtes nationales menées périodiquement au Liban par la CAS n’incluent pas dans leurs outils de recherche un élément consacré à la surveillance de l’incidence ou de la prévalence de la violence contre les femmes. » conclut que la question de l’inégalité entre les sexes n’est pas encore une priorité pour le gouvernement libanais.
Une étude de l’organisation KAFA a cité 66 « crimes d’honneur» signalés entre 1999 et 2007 au Liban. Les « crimes d’honneur » sont des actes de violence, habituellement des meurtres, commis par des membres de la famille de sexe masculin contre des membres de la famille de sexe féminin qui sont perçus comme ayant déshonorés la famille.
Y a t’il eu des avancées récemment au Liban?
L’article 562 du code pénal (qui prévoyait des peines réduites pour les hommes coupables de « crimes d’honneur») a finalement été aboli en août 2011, grâce à un effort concerté des multiples entités civiles locales qui défendent courageusement les droits des femmes et des enfants.
En effet, sous la pression de tels groupes activistes, le Liban a récemment fait d’importants progrès vers l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes et des filles.
Inhabituel pour le Moyen-Orient, le Liban a adopté en 2014 la loi 293 qui offre une protection juridique aux femmes et aux autres membres de la famille contre les violences conjugales.
Cela marque un progrès remarquable dans un pays où les questions de statut personnel relèvent principalement de la compétence de chaque communauté religieuse. Tous les actes de violences conjugales seront désormais de la compétence des tribunaux civils et non plus de la compétence religieuse.
Un autre grand pas en avant au Liban, à la suite de vastes campagnes menées à l’échelle nationale par ONU Femmes/ABAAD, a été l’abolition, en août 2017, de l’article 522 du Code pénal (la fameuse « loi sur le mariage par viol » qui exempte un violeur de la punition s’il épouse sa victime).
Malheureusement, ce cadre judiciaire reste largement insuffisant, en réalité il n’est appliqué qu’à très petite échelle. La loi 293 demandait également la création d’unités de lutte contre les violences familiales au sein de la police et d’un fonds pour aider les victimes de violences familiales, dispositions qui n’ont pas encore été appliquées adéquatement.
Les femmes continuent de se heurter à de nombreux obstacles lorsqu’il s’agit de porter plainte pour violences conjugales, principalement en raison de longs délais.
En outre, il reste encore de graves questions de droits humains à régler juridiquement, puisque le viol conjugal et le mariage d’enfants sont encore légaux au Liban (conformément à la loi 293 et aux articles 505 et 518 du code pénal).
« Les femmes continuent de faire l’objet de discrimination en vertu de 15 lois libanaises sur le statut personnel, qui dépendent de l’appartenance religieuse de chaque individu, y compris l’inégalité d’accès au divorce, la résidence des enfants après le divorce et les droits de propriété. Contrairement aux hommes libanais, les femmes libanaises ne peuvent pas transmettre leur nationalité à des maris et enfants étrangers et sont soumises à des lois discriminatoires sur l’héritage » rapporte Human Rights Watch.
Le contexte libanais est régi par un système juridique qui ne criminalise pas suffisamment les violences fondées sur le sexe, ouvrant ainsi la voie à une inégalité flagrante entre les sexes, tandis que les situations d’abus continuent de prospérer.
Les lacunes juridiques dans le cadre judiciaire, associées au contexte social et religieux libanais et au manque de ressources pour aider les victimes fuyant les abus, ne laissent que très peu d’options aux victimes. De plus, chaque tentative de briser le silence ne se heurte souvent qu’à un ostracisme et à un ridicule supplémentaire.
Dans ce contexte difficile, les associations de femmes et les groupes de la société civile ont joué un rôle extrêmement important dans la protection des droits de ces femmes et de ces enfants à risque et ont joué un rôle déterminant dans leur réinsertion sociale.
Cependant, il y a encore une pénurie signifiante de refuges au Liban pour accueillir le nombre alarmant de victimes de violences conjugales. Des centaines de ces femmes blessées qui ont été assez courageuses pour échapper à des situations de quasi-mort et tout laisser derrière (souvent même leurs propres enfants), doivent maintenant faire face à l’incertitude de la vie seule, tout à fait vulnérable, sans protection, sans nourriture ni aucune lueur d’espoir.
Qu’adviendra-t-il de ces âmes blessées ? Trouveront-elles un jour le repos et la sécurité auxquels elles aspirent si désespérément ? Qui les guidera et les soutiendra dans leur quête du sens réel de « retour à la maison » ?
Compte tenu des considérations qui précèdent, il est tout à fait évident que « la raison d’être » de l’association Beit el-Hanane , est indéniablement vitale, cherchant à répondre à une question locale et mondiale urgente, en contribuant à l’atteinte de tous les buts de l’Objectif de développement durable.
En répondant de manière tangible et holistique aux besoins de dizaines de victimes d’abus tant vulnérables, Beit el-Hanane cherche à autonomiser efficacement ces femmes pour leur bien-être ultime et pour le plus grand bénéfice de la société en général.
Combien de femmes accueillez vous par mois ?
La capacité de notre Centre est de douze femmes plus des enfants. Au mois de décembre dernier, nous avons accueilli 8 femmes avec leurs enfants, 3 de ces femmes venaient d’endroits frappés par les bombardements israéliens.
Les principaux bénéficiaires sont les femmes et les enfants, quelle que soit leur nationalité, leur religion et leur origine sociale, qui échappent à des situations de violences conjugales et qui cherchent des logements et des soutiens sécuritaires à court terme c’est à dire un refuge d’urgence. Elles ont déjà séjourné dans un refuge d’urgence, mais ont besoin de logements sécuritaires à long terme et de soutien pour atteindre leurs objectifs c’est à dire un refuge de transition/hébergement.
Propos recueillis par Caroline Flepp 50-50 Magazine
Evelyne Accad L’Excisée, deuxième traduction de Cynthia Hahn, Ed. L’Harmattan, 2009. Prix France-Liban de l’ADELF 1994
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