DOSSIERS \ Mais qu'est-ce qu'on leur a fait? Les violences masculines en question Tour du monde des féminicides : une analyse historique universelle
Féminicide : meurtre d’une femme parce qu’elle est une femme. Si le terme envahit depuis quelque temps l’actualité le phénomène n’est pas nouveau. Qu’il ait été nommé uxoriicide, gynogide, sexocide ou encore gendercide, il ne reflète qu’une seule réalité , celle “polymorphe d’un crime extrêmement ancien” comme le souligne Christelle Taraud, l’historienne qui a conçu ce livre remarquable Féminicides, une histoire mondiale, et coordonné une polyphonie de contributions, qu’elles viennent du monde académique ou militant ou même artistique. Il fallait bien cela pour rendre compte, à l’échelle de la planète et des millénaires passés, du continuum de ce crime puisque ces violences visant spécifiquement les femmes ont toujours et partout existé.
Revenons à ce fameux Néolithique. Cette époque où semble -t-il les bases de nos cultures furent jetées, l’agriculture inventée, des systèmes sociaux mis peu à peu en place, et les femmes peu à peu attachées à la terre et au foyer. L’exhumation des squelettes de l’époque ne cache rien des violences subies alors par les femmes, de l’Indus à la Scandinavie et à la Sicile sans oublier les phénomènes de rapt de partenaires sexuelles… Même si l’on sait aujourd’hui prendre du recul avec l’image forgée au 19éme siècle de l’homme chasseur et de la femme entretenant le feu, ce schéma divisant l’humanité en des rôles spécifiques et dans une hiérarchie nocive pour les femmes baigne encore notre culture. Argument sans faille pour tous ceux qui défendent encore et toujours la suprématie virile, cette remontée dans le temps la rend ainsi naturelle, puisqu’ existant “depuis la nuit des temps”.
Mais le livre dirigé par Christelle Taraud nous emmène bien au delà des huttes préhistoriques, il suit le fil rouge de ce système de domination qui accorda presque toujours l’impunité aux auteurs de ces crimes, le but étant de “remettre les femmes à leur juste place”. On passe ainsi des sorcières de Salem et de l’Europe à celles qui existent encore de nos jours en Papouasie-Nouvelle-Guinée où les Nations Unies recensent plus de deux cent exécutions liées à la sorcellerie chaque année dans ce pays! On découvre les disparitions récentes de femmes dans la région de Ciudad Juarez au Mexique dont on retrouve les cadavres dans les sables du désert après qu’elles airent été livrées à la prostitution, et l’élimination des fœtus féminins en Inde où les familles profitent des échographies prénatales pour réaliser leur préférence d’avoir un fils. On se remémore les meurtres de vierges dans le conte des Mille et une nuits et celui d’Iphigénie par son père, mais aussi ceux des quatorze étudiantes de l’école polythechnique à Montréal, assassinées en 1989 par un jeune homme hurlant “Je hais les féministes”, avant de s’indigner des viols des femmes noires du sud des Etats-Unis au 19éme siècle avant leur pendaison. Et ce ne sont que des exemples multiculturels de ce que recèle cette somme de plus de huit cent pages….
Christelle Taraud s’étant fait connaître il y a quelques années par une autre somme, celle des violences coloniales Sexe, race et colonies, il n’est pas étonnant qu’elle ait souhaité consacrer une grande partie du livre à l’esclavage et la colonisation vus comme féminicides car, comme elle le rappelle, au cœur d’un long processus qui s’étale sur des millénaires “la domestication des femmes (…) est absolument centrale”, la femme étant vue comme “une colonie de peuplement” et les enfants qu’elle produit comme une richesse. De nos jours, le viol est considéré comme une arme de guerre, puisque déshonorer leurs femmes, on l’a vu en Bosnie, on le voit en Ukraine et ailleurs, est un outil pour déstabiliser les ennemis. Le corps des femmes étant pensé comme appartenant à la communauté, leur ventre étant un creuset pour l’avenir, les posséder signifie aujourd’hui encore vaincre (et prouver sa virilité…). On croise donc dans ce chapitre Hagar, esclave étrangère et “mère porteuse” dans l’Israël ancien, les femmes esclaves dans les sociétés scandinaves, et celles des harems ottomans, toutes proies sexuelles pour les vainqueurs, et puis, bien sûr, les innombrables victimes africaines de l’esclavage transatlantique, sans oublier les proies amérindiennes de la colonisation américaine. L’occasion également de se rappeler le celèbre discours de Sojourner Truth, fille d’esclaves et abolitionniste noire américaine, prononcé en 1843 “Ne suis-je pas une femme?”
Plus près de nous, l’analyse du masculinisme, né dans le but de “défendre les privilèges patriarcaux” comme le considère Christine Bard, historienne française, montre bien la continuité d’une violence qui, si elle s’exprime aussi bien en ligne que par des propos violents et méprisants, peut aller jusqu’au meurtre, pour punir les femmes considérées comme “trop libres” ou “non conformes”. Le contrôle et la coercition restent des outils qui ont fait leur preuve et maintiennent la part féminine de l’humanité dans une crainte permanente, même si inavouée. Lorsque les chiffres de l’ONU parlent d’une femme sur trois sur la planète qui a subi des violences dans son couple, il y a de quoi se sentir en danger, même si la situation est différente selon les pays. En Europe, ce sont quand même 43% des femmes qui ont un jour subi des violences psychologiques multiples et répétées et 22% qui ont vécu des violences physiques et sexuelles. Impressionnant, non?
Alors, pour ne pas désespérer en refermant cet aperçu de la pénible situation de tant de femmes sur cette planète, peut-être faut-il se raccrocher à l’espoir que la planche de salut est dans l’éducation des filles, celles-ci refusant ensuite certaines situations, certaines lois qui les discriminent. Dans celle des garçons aussi, à contrôler une violence dont ils comprendront mieux la source? Un long cheminement auquel peuvent contribuer de jeunes artistes comme la française Prune Nourry qui, dès 2011, faisait circuler dans des villages indiens ses sculptures les “Holy daughters”, fillettes à tête de vache, animal sacré en Inde, pour dénoncer les avortements sélectifs de fœtus féminins et souligner le caractère essentiel des femmes. Une photo dans le livre montre un groupe de villageois perplexes, qui entourent son œuvreLe changement passera-t-il aussi par l’art?
Moira Sauvage 50-50 Magazine
Féminicides, Une histoire mondiale dirigé par Christelle Taraud, Ed La découverte 2022