Chroniques Chronique l’air du psy : Un Amor

Déjà enfant, la réalisatrice espagnole, Isabel Coixet, annonçait à sa famille qu’elle serait réalisatrice de cinéma. Il faut dire que sa grand-mère vendait les billets du cinéma barcelonais de son quartier de naissance, offrant à sa petite-fille la possibilité d’assouvir son appétit cinéphile… La caméra Super 8 arrivera quelques années plus tard. La cinéaste affirme qu’Un amor lui a redonné «espoir dans le pouvoir qu’ont les histoires pour comprendre le monde».

Natalia (Laia Costa), une interprète trentenaire, ne parvient plus à supporter de traduire l’horreur des récits de femmes africaines traumatisées. Sa responsabilité est considérable, puisque le devenir de ces réfugiées peut basculer selon le récit qu’elle restitue. Son burn-out la conduit vers une contrée isolée de la campagne espagnole. Dans ce petit village montagnard aride de la Rioja, cette jeune femme seule suscite les réactions abruptes des villageois·es. Nat se heurte à la méfiance, à l’hostilité ou au désir de la conquérir. Ce patriarcat, qui se déploie en milieu rural implique cependant diverses couches sociétales : l’artiste suffisant, le couple parental qui surinvestit ses jumelles, le propriétaire abject de Natalia, qui ne veut engager aucun frais d’entretien.

Ce nouvel environnement est très oppressant pour nous, spectatrices/spectateurs. Natalia exerce son autonomie et sait dire non quand cela lui semble nécessaire. Elle désigne l’inacceptable auprès de son propriétaire, lequel vocifère en retour. Il effectuera de menues réparations, mais Natalia lui signifiera qu’il ne peut entrer chez elle sans la prévenir en amont. La porte de cette maison sera un élément omniprésent tout au long du film. Chacun toque à cette porte et attend qu’elle ouvre. Nous, spectatrices/spectateurs, partageons le dérangement de ce qui s’apparente à des intrusions. J’avais envie de hurler qu’on lui foute la paix ! Rien de ces villageois·es n’est enviable. Tout est oppressant ou méprisable. Leur facticité n’inspire aucune compassion.

Natalia écoute sobrement chaque demande jusqu’à celle tout à fait déconcertante que lui formule Andreas, un colosse, qu’on surnomme l’Allemand (interprété par Hovik Keuchkerian). Une proposition très directe, hors séduction : en échange des travaux de toiture, il veut entrer en elle. Soulignons-en la saveur signifiante : «Je peux réparer le toit, si en échange, tu me laisses entrer en toi un instant». Elle répond simplement non et il repart.

L’enjeu central de ce film c’est le questionnement sur le consentement. Il y a ces hommes, qui chacun dans leur style, se montrent machos, mais la frontière du viol semble curieusement plutôt assimilée par ces hommes. Nous sommes en Espagne et l’interdit sur ce crime semble malgré tout intégré.

C’est Natalia, qui va finalement aller retrouver l’Allemand. Leur étreinte se passe de mots, mais il n’abuse pas d’elle. Elle le regarde lorsqu’il entre en elle, puis ses yeux se ferment et la caméra filme l’acte depuis un miroir. Le mouvement de dissociation décrit pour expliquer la mémoire traumatique est ici porté à l’écran. Nat se dédouble. Elle est habillée, assise sur un fauteuil et semble observer la scène comme extérieure à elle-même et lorsqu’Andreas réclame le regard de Nat, c’est son double, qui regarde. C’est un très beau mouvement cinématographique. Elle est spectatrice d’elle-même et assiste à la scène que nous voyons filmée via le miroir. Nul érotisme, nul voyeurisme dans cette scène, juste des corps bruts.

Le troc sera respecté, les travaux de toiture seront accomplis. Cependant, Natalia va revenir vers cet homme. Son désir à elle est engagé auprès de cet homme improbable. Elle se donne à lui, il la prend, mais la relation est consentie, acceptée et voulue. D’emblée, Andreas lui avait dit qu’elle n’était pas une prostituée et qu’il ne la considérait pas comme telle dans sa demande.

Ce premier acte sexuel semble illustrer la formule lacanienne, qui affirme qu’il n’y a pas de rapport sexuel. Deux solitudes réunies : lui effectue sa besogne, elle s’y soumet. Point d’affect. De la bestialité pure incarnée par les râles masculins et les larmes silencieuses de Natalia lorsque ça se termine. L’énigme, c’est qu’elle revienne. L’énigme, c’est que son désir à elle s’affirme. Elle, fragile, vulnérable, devient celle qui veut, celle qui va engager une relation. Les mots vont apparaître. Outre sa troublante proposition inaugurale, ce sera la seule demande qu’Andreas adressera à Nat durant leur relation, avec celle de rester manger. Elle parle. Il écoute. Mais lorsqu’elle raconte sa détresse, lorsque la narration devient trop intime, il explose et invoque a minima sa propre histoire traumatique. C’en est trop pour lui, c’est insupportable de se livrer. Après cet éclair de jaillissement subjectif, la rupture suivra plongeant Natalia dans un désarroi abandonnique.

La présence canine est fondamentale dans ce film. Les aboiements du chenil voisin sont angoissants. Lors de son installation, le propriétaire a apporté un chien à Nat. Il a l’air fracassé avec ses cicatrices. Craintif, peu coopérant, on imagine la maltraitance, dont il a fait l’objet. Crapule. C’est ainsi que viendra sa nomination par Nat. Son chien n’aboie pas et restera présent à ses côtés dans la traversée de la rupture implacable de l’Allemand. Elle établira un contact visuel d’abord, auditif plus tard avec son chien. C’est finalement le seul lien solide et durable, qu’elle nouera.

Metoo a permis aux femmes de dire les agressions, qu’elles ont subies. Ce mouvement, n’en déplaisent aux masculinistes, est irréversible. Au fur et à mesure que les langues se dénouent, que les créatrices exposent ce que les hommes leur inspirent, la face sombre prend beaucoup de place. Les hommes dans le film d’Isabel Coixet ne sont pas beaux à voir. C’est une étape incontournable pour que nous les hommes, puissions porter collectivement un regard critique sur nos travers, pour que celles et ceux en charge d’élever et d’éduquer les enfants aient conscience des enjeux considérables afin qu’un dialogue équitable et authentique s’engage

Avant d’être acteur, Hovik Keuchkerian a été boxeur professionnel (deux fois champion d’Espagne des poids lourds). Quelle meilleure illustration que ce sport basé sur de la maltraitance pour illustrer ce qui constitue le personnage de l’Allemand qu’il incarne? L’Arménie transparait dans son patronyme, elle est également présente dans sa craquée subjective, qui le conduira à rompre avec Nat.

Concluons par l’ouvrage de Selim Derkaoui, qui m’a ouvert des horizons sur l’univers de la boxe : Rendre les coups. Boxe et lutte des classes. Sa réflexion audacieuse examine comment de sport d’émancipation des miséreux, la boxe connait un processus de gentrification. La proximité entre danse et boxe, les préjugés sexistes, ainsi que la conquête de la pratique de ce sport par les femmes constituent quelques-unes des pépites de ce livre. Citant la philosophe Elsa Dorlin, Selim Derkaoui écrit : «une femme qui ouvre la porte d’un club de boxe, c’est déjà un geste politique»(1). Le combat mené par Natalia dans Un amor nous pousse à nous interroger : pourquoi reste-t-elle si longtemps ? Pourquoi ne quitte-elle pas cet endroit infâme ? Étrange question que l’on renvoie si souvent aux victimes de violences conjugales et/ou sexuelles. C’est finalement ce que la psychiatre Muriel Salmona a théorisé autour de la mémoire traumatique, qui trouve dans le film d’Isabel Coixet une formalisation imagée. Par l’usage que fait la caméra des miroirs, nous saisissons le processus dissociatif occasionné par le mécanisme d’emprise, dont Andreas n’aura été qu’un agent pour Natalia.

Daniel Charlemaine 50-50 Magazine

Sortie en salles le 9 octobre 2024

 

Film Inspiré du roman éponyme de l’autrice espagnole Sara Mesa (Ed. Grasset).

 

 

 

print