Articles récents \ Chroniques CHRONIQUE L’AIRE DU PSY : Le successeur
«Tout un homme fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui»… Longtemps, sur le mur d’un bâtiment de l’Université Paris VIII Vincennes à Saint-Denis, je lisais cette phrase énigmatique qui accompagnait un portrait de Jean-Paul Sartre ; jusqu’au jour où achevant la lecture de son récit autobiographique, je découvrais que les mots (1) se concluait par cette fameuse phrase. Aujourd’hui l’actualisation régulière de la révolution #MeToo au travers de ses révélations quotidiennes me donne envie d’en faire usage à partir de la lecture de l’opuscule de Mathieu Palain Nos pères, nos frères, nos amis. Dans la tête des hommes violents (2), que je fais entrer en résonnance avec le récent film de Xavier Legrand Le successeur.
Lorsqu’Adèle Haenel avait témoigné auprès de Médiapart (3), elle soulignait que les violeurs n’étaient pas des monstres, qu’ils étaient des hommes ordinaires, autrement dit qu’il s’agissait de questionner le fonctionnement sociétal et qu’il fallait désormais que la digue de la puissance patriarcale cède, non pour la remplacer par un pouvoir similaire au féminin, mais pour inventer un environnement égalitaire, où ce n’est ni le sexe d’appartenance, ni la richesse, ni l’origine raciale ou sociale, qui devrait déterminer la valeur de chacun·e. L’égalité de fait, ce n’est pas clamer «on est tou·tes pareill·e.s» dans un monde de Bisounours. C’est un maniement du pouvoir orchestré par les compétences et non les accointances, où la promotion canapé est proscrite, où le sexisme ne prête plus à rire, où la différence d’âge n’est pas un détail surtout en cas de minorité. Fini le temps de la «libération sexuelle»… des hommes !
Avec Le successeur, nous entrons dans l’univers de la mode, qui rappelle ce climat oppressant déjà présent dans le film Prêt-à-porter de Robert Altman. Ici, de magnifiques mannequins froids et inaccessibles défilent dans un serpentin en escargot de spectatrices.spectateurs, incarnant un cercle d’élu·es privilégié.es. Le défilé se conclut par leurs rires collectifs d’après-coup suivi du parcours solitaire du créateur ovationné. Tout cela est parfaitement codifié dans un univers de catalogues, de créations artistiques, qui génère des sommes d’argent considérables. Elias Barnès, le «D.A» (directeur artistique), un solide gaillard est en proie à des craintes hypocondriaques, qui le conduisent à consulter. Les liens ont été rompus avec son père, dont Elias se souvient qu’il aurait fait un AVC, il y a quelques années. Se pourrait-il que ce père déchu ait pu transmettre à son fils ce qui aujourd’hui le vulnérabilise ?
Quel héritage reçoit-on d’un parent avec lequel on n’a plus de contacts ? Qu’est-ce qui de la haine à la génération des parents a conduit à la rupture avec leur enfant ? Va-t-elle survivre et «se transmettre» ? Quelle rupture est imaginable avec le mortifère transgénérationnel ? Est-il inéluctable de ne pouvoir s’en délester ? La mort du père d’Elias va le conduire à explorer ces questions. Bien que détaché de son père, il va devoir se confronter à la gestion des funérailles et régler la succession. Là où habituellement, il est protégé par les soins de son assistante, Elias va devoir affronter seul la réalité. Nous découvrirons que prendre ses distances ne suffit pas à se délester de la pathologie parentale. La mise à distance ne vaut pas élaboration. L’horreur, si elle est fuie sans être nommée, désignée auprès de qui pourra en attester, risque de ressurgir à la manière d’une figure fantomatique. Depuis l’au-delà, la nuisance peut continuer d’opérer.
Elias entend boucler promptement les funérailles paternelles, mais pour ouvrir les portes, les clés et les trousseaux ne sont pas simples à trouver. De plus, durant toutes ces années sans se voir, le défunt a poursuivi sa vie. Des gens l’ont connu et apprécié. Il leur a parlé de son fils. Elias rencontre des inconnu·es, qui paradoxalement le connaissent. On ne se débarrasse pas de ses ancêtres sans mettre les mains dans le cambouis. Ce qu’Elias a fui va le rattraper. La détresse immense qui le gagnera au cours des événements est pathétique. Des pleurs de nourrisson incoercibles surviendront. Le film de Xavier Legrand nous démontre magistralement combien la violence trouve son carburant chez nous les hommes : «Tout un homme fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui» : «Souvent le profil de monsieur Tout-le-monde» déclare une journaliste de France Inter à propos du réseau pédocriminel démasqué récemment dans le Loiret, dont «les victimes identifiées ont de 3 à 15 ans et les mis en cause ont de 36 à 61 ans» !
Le geste de Mathieu Palain, c’est d’avoir accepté d’envisager que nous les hommes, sommes tous potentiellement porteurs de cette violence masculine et qu’il n’est ni pertinent, ni suffisant de se limiter à condamner les auteurs de violences à l’endroit des femmes et des enfants. Tant que nous projetterons le monstre hors de nous, nous ne pourrons identifier la violence interne, qui faute de mots va s’extérioriser. Il va bien falloir apprendre à manier l’agressivité de façon civilisée pour permettre à la violence de trouver d’autres voies d’évacuation que les crimes, viols, incestes, brutalités physiques ou morales et meurtres. La virilité ne peut plus se confondre avec la démonstration de force. Le consentement doit devenir la règle et la sanction du non consentement implique outre la pénalisation du coupable, la nécessité d’un travail d’accès à la culpabilité. Ce qui fait froid dans le dos en lisant les témoignages des hommes violents recueillis par Mathieu Palain, c’est combien le sentiment d’impunité domine et reflète le climat sociétal. Comment permettre que la blessure interne de ces hommes violents puisse trouver un espace de construction protectrice d’eux-mêmes et des autres ? La prophylaxie passe par la déconstruction de l’organisation patriarcale. Plus jamais un policier ne doit pouvoir déclarer à une jeune plaignante : «Madame, c’est vous qui avez décidé d’écarter les cuisses, pas moi. Vous aviez quel âge quand vous l’avez eu ce môme ?» (4) L’à-venir est à la sororité, qui constitue l’alternative non revancharde vis-à-vis des hommes. Laissons le mot de la fin à une femme, Laetitia Casta, qui déclarait sur le plateau de Quotidien (5) : «Toutes ces mentalités anciennes, poussiéreuses, elles doivent s’en aller…».
Daniel Charlemaine 50-50 Magazine
1 Sartre (Jean-Paul) Les mots, 1963, Ed. Folio, 1998.
2 Palain (M.) Nos pères, nos frères, nos amis. Dans la tête des hommes violents, Ed. Les Arènes, Paris, 2023.
3 #MeToo: Adèle Haenel explique en direct pourquoi elle sort du silence, Médiapart, 4 novembre 2019.
4 Palain (M.) op. cit . p.220.
5 Émission Quotidien du 22 janvier 2024.