Articles récents \ Chroniques CHRONIQUE L’AIRE DU PSY : «Croî(t)re ? Ou la fulgurante chute de Mme Gluck… Et son irrésistible ascension» de Sarah Pèpe

Sarah Pèpe est une autrice prolixe. De son propre aveu, elle voit ses pièces se dérouler pour les écrire. Plusieurs histoires, plusieurs thématiques lui occupent, au sens quasi militaire, l’esprit, successivement, tout autant que simultanément. De fait, c’est une sorte d’exercice d’équilibriste qui s’opère lorsqu’elle monte une pièce. Ses comédien.nes se retrouvent parfois en insécurité, puisque jusqu’au bout, elle est prête à remanier le déroulé de ses pièces. Cette fois-ci, elle s’est lancée dans un seule en scène et j’ai cru comprendre qu’elle s’est trouvée quelque peu déstabilisée par son mode de création. C’est un peu comme si à la veille du lever de rideau, elle ne savait plus à quel texte se référer, puisque celui-ci bougeait au fil des répétitions !

Outre l’attention qu’elle porte au monde qui l’entoure et en particulier à celles et ceux qui sont des malmené.es de la vie, ses textes puissants et engagés se nourrissent de lectures conséquentes. Ce qu’elle avance dans ses pièces s’appuie sur l’élaboration de travaux sociologiques, politiques, féministes, mais sans négliger l’importance de l’histoire subjective de ses personnages. L’histoire familiale interfère avec le devenir social. Là où on tente de nous faire avaler que la lutte des classes serait idéologiquement dépassée, Sarah Pèpe vient souligner que la lutte, la révolte ne sont pas plus hors sol que les supposées raisonnables positions politiques, qui nous vendent la dette et autres astuces visant à légitimer l’inéluctable enrichissement des plus aisés et ne permettre aux plus défavorisé.es tout au plus que de survivre.

Si cette pièce se passe dans une poubelle, ce n’est pas pour légitimer la fatalité de la précarité de certain.es, qui auraient fait les mauvais choix, mais bien pour dénoncer le leurre de la consommation à outrance, qui donnerait l’avantage à l’avoir sur l’être. Comme me l’a confié une spectatrice au sortir de la première, lorsque la pièce se termine, on aurait envie de débattre, d’entendre des spécialistes sur les nombreuses problématiques déployées tout au long de la pièce, remarque qui curieusement fait écho à ce qui survient dans la pièce : on pense en particulier à Nuit debout, mais également aux divers mouvements de révoltes, qu’il s’agisse des lycéen.nes, des étudiant.es ou encore des Gilets jaunes et plus récemment des Casserolades. D’ailleurs, à plusieurs reprises, on entendra le fameux emblème macronien du «en même temps» comme ponctuation de la pensée, boulevard au libéralisme supposé libérateur ouvrant soi-disant les portes de l’indépendance innovante tout en détruisant le code du travail…

Mais, je m’égare, Mme Gluck va juste se faire licencier après avoir goûté au mirage du crédit à la consommation, grâce au crédit revolving, ce crédit renouvelable, c’est-à-dire permanent parce qu’inremboursable. Je crée ce néologisme pour désigner cette «arnaque bancaire», qui fait miroiter à ces «salauds de pauvres», qu’ils pourraient avoir droit eux aussi à consommer. Mme Gluck a une fille et contrairement à son patronyme, elle n’a pas la chance de pouvoir lui offrir ce dont ses camarades disposent. Un évènement malheureux va conduire à ce que la honte s’abatte sur sa fille. Quoi qu’il en coûte, Mme Gluck va faire en sorte d’effacer cette honte, dont sa fille a été la victime. Quel sera le coût de ce Quoi qu’il en coûte ? Qui va en payer le prix par le sacrifice d’années de vie ? Ma chronique semble très polémique, mais le texte de Sarah Pèpe nous emmène bien au-delà dans des zones sensibles, dans des espaces poétiques et météorologiques bien plus vastes. Les pièces de cette autrice sont sensibles autant que nécessaires. Elles nous enseignent, nous renseignent sur le pouvoir inexploité de notre capacité de révolte face aux mensonges, qui nous sont administrés quotidiennement en toute mauvaise foi politiquement assumée.

Je suis frappé en circulant dans les villes de constater la disparition des pendules urbaines. Finalement, à part les cloches et les horloges des églises, lorsqu’elles fonctionnent encore, il n’y a plus de marques apparentes du temps qui s’écoule. L’usage des montres se raréfie, tandis que nos portables deviennent l’instrument de consultation de l’heure (1). Madame Gluck est consciente du risque de désocialisation lorsque l’on verse dans la précarité. Son réveil sonne chaque matin, l’extrayant de ses rêves souvent cauchemardesques. Cette sonnerie quotidienne devient l’ultime bastion protecteur de la désorientation temporelle propre à la rue. Sa chute sociale s’est engagée dans la perte du lien avec sa fille. Pourtant sa dégringolade ne la conduira pas vers le néant. Du déchet social qu’elle pourrait devenir, une métamorphose de l’ordure en vecteur de révolte va peu à peu s’opérer. On ne saurait faire l’impasse sur une possible évocation de la récente grève spectaculaire des éboueurs, mais on peut aussi s’interroger sur une possible référence aux univers de Bertolt Brecht, dans La résistible ascension d’Arturo Ui ou La bonne âme du Se-Tchouan, ainsi qu’à celui de Samuel Beckett dans Fin de partie. Nous laissons aux spécialistes de ces auteurs le soin de vérifier mes assertions…

Nous ne saurions conclure sans faire état de l’importance de la transmission intergénérationnelle. Le transgénérationnel est potentiellement propice à la reconduction traumatique. Il peut à l’inverse permettre qu’une générosité due au travail d’élaboration psychique épargne la descendance et lui offre un possible épanouissement. Ce qu’une génération a le courage d’affronter et de traiter se fera au bénéfice des générations à venir. A l’inverse, ce qu’elle gardera comme une revanche à prendre reviendra tel un boomerang ultérieurement. Chez Sarah Pèpe, il semble que sans verser dans le happy-end, ce soit néanmoins la générosité qui occupe le devant de la scène. Si la fin est possiblement tragique, elle ne cèdera néanmoins pas sur la dignité.

Daniel Charlemaine 50/50 magazine

1 Soulignons cet usage dévoyé lorsque nous consultons nos portables. A notre insu, nous en profitons généralement pour scroller, checker nos mails et de fait perdre la notion de temporalité. Que de temps captif nous est extorqué au moyen de nos téléphones portables !

La pièce se joue au théâtre Le Local, 18 rue de l’Orillon, 75011, Paris, jusqu’au 19/06/23. Réservations  

i

print