Articles récents \ Monde Alice Mogwe : « J’ai étudié le droit en Afrique du Sud pendant l’Apartheid »
La Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) a réélu à l’unanimité sa présidente Alice Mogwe. Cette réélection a eu lieu le 27 octobre à Paris, pendant le 41ème congrès de la FIDH, qui marque le centenaire de l’organisation internationale. Fondatrice et directrice de Ditshwanelo, le Centre pour les droits humains du Botswana, Alice Mogwe a milité pendant des années pour les droits humains au Botswana et dans les pays voisins avant d’être élue présidente de la FIDH en 2019, lors du 40ème congrès de l’organisation. L’un des programmes de Ditshwanelo est consacré aux droits des femmes, plus particulièrement aux travailleuses domestiques. Au Botswana, la très grande majorité les travailleuses domestiques sont des femmes. Ditshwanelo lutte pour que ces travailleuses aient accès à des conditions de travail décentes.
Qu’est-ce qui vous a amenée à œuvrer pour les droits humains ?
On minimise souvent le rôle que jouent nos mères dans nos vies. Par exemple, lorsque je me suis mariée, il était normal que l’alliance soit à la main gauche, pas à la droite. Avant le mariage, mon fiancé et moi avons eu un rendez-vous avec le prêtre. Je lui ai dit que je souhaitais porter mon alliance à la main droite, pas à la main gauche. Je suis droitière, c’est donc la main dont je me sers le plus et il n’y avait aucune raison que je la porte à gauche. Cette tradition est symbolique et repose sur une vieille croyance européenne : la veine de l’annulaire gauche irait directement vers le cœur. Mais j’ai tout de même affirmé que je la voulais la porter à droite. De plus, je me suis mariée en 1991, à ce moment-là, les femmes ne gardaient pas leur nom, sauf lorsqu’elles étaient docteures par exemple. Ce n’était pas mon cas. Pourtant je l’ai gardé. Ma mère appartenait à une génération encore plus attachée aux mœurs et aux traditions que la mienne. Pourtant, elle était très fière de mes choix. Elle m’a encouragée en ce sens. Ainsi, parfois, nous ne réalisons pas le rôle que nous jouons dans la vie de nos mères et inversement, en tant que mère, dans celle de nos filles. Elle était un modèle et une inspiration pour moi. C’est la première personne qui a influencé mes choix.
J’ai étudié le droit en Afrique du Sud durant l’Apartheid, ce qui a eu une grande influence dans ma vie. Je dis souvent que c’était un laboratoire où il était possible de constater que la loi n’était pas synonyme de justice. Pourtant je pensais que c’était le cas lorsque j’ai commencé mes études de droit à 17 ans. C’est même ce qui m’avait motivée à étudier puis à travailler dans ce domaine. Mais en observant le fonctionnement de l’Apartheid, je voyais bien qu’il n’y avait pas de justice, même si cette politique discriminatoire était régie par des lois. Cela m’a fait beaucoup réfléchir au rôle du droit. C’est à ce moment là que j’ai choisi de ne pas pratiquer le droit. Mais bien sûr, je l’utilise comme un outil. Cependant, les situations auxquelles nous sommes confrontées peuvent dépasser le cadre des lois, il faut donc réussir à aider les personnes concernées de manière légale mais en contournant les textes de loi.
Enfin, ma culture a également eu une incidence sur mon travail. Dans cette culture, nous avons un concept appelé Botho, qui met en avant le fait que nous soyons humain·es et que nous partageons une humanité, l’individualisme est donc secondaire. Je fais partie d’une communauté, de la société et j’ai des responsabilités vis-à-vis de ça. C’est l’un des fondements de mon engagement pour les droits humains. Ma communauté ne se résume pas à ma famille. Elle inclut l’ensemble des individu·es, c’est pourquoi ce qui peut se passer en Ukraine, aux Etats-Unis, en Côte-d’Ivoire ou en France me concerne aussi. C’est une valeur très profonde pour moi. Dans cette idée, il est fondamental de s’intéresser au contexte dans lequel évoluent les personnes. Ce n’est pas pareil d’être une femme blanche en France et une femme issue des pays du Sud, c’est pourquoi il est important d’écouter l’histoire des personnes et ce qu’elles ont a dire du contexte dans lequel elles vivent. La FIDH est une organisation fabuleuse car nous avons des contacts avec des personnes de tous les pays. Cela forme un réseau d’entraide et de solidarité magnifique. Toutefois, mettre en lien toutes ces personnes et les différentes problématiques qu’elles rencontrent peut prendre du temps.
Quels sont les projets et engagements de la FIDH concernant les droits des femmes ?
L’un des programmes de la FIDH traite les questions des droits des femmes. L’un des principaux axes de réflexions concerne les droits d’héritage et l’accès à cet héritage. Dans certains pays, cet accès n’est pas garanti à cause d’une culture qui favorise les hommes en matière de patrimoine. Nous savons qu’il y a différentes pratiques culturelles et différentes appréhensions des rapports femmes/hommes et des rôles de genre. Nos équipes travaillent en réfléchissant à une stratégie adaptée au contexte dans lequel prend place le cas qui va être traité. Notre travail repose surtout sur les problématiques que nous font parvenir les organisations membres. Nous identifions les cas relatifs aux droits des femmes. Différents groupes interviennent en fonction des situations et des pays où les droits des femmes sont en jeu. Ainsi, la Fédération s’intéresse à ce qu’il se passe en Iran ou en Afghanistan par exemple. Nous avons des membres de la Fédération dans ces deux pays.
Nous produisons aussi des glossaires qui se concentrent principalement sur les violences sexistes et sexuelles. Ils sont très génériques afin de sensibiliser un maximum de personnes.
La FIDH travaille étroitement avec la Commission africaine sur les droits humains pour établir des recommandations dans le but de protéger les droits des femmes. Différents cas de figures se présentent en ce moment. Par exemple au Soudan, une femme prénommée Amal a été condamnée à mort par lapidation pour adultère. La FIDH et d’autres associations partenaires luttent pour faire annuler cette décision de justice, notamment grâce à une pétition qui a dépassé le million de signatures. Par ailleurs, un procès s’est ouvert le 28 septembre dernier concernant le massacre du 28 septembre 2009, durant lequel avaient eu lieu des viols de masse dans le stade de Conakry en Guinée. La FIDH a travaillé pendant 13 ans pour que ce procès ait lieu.
Avez-vous également des engagements en faveur des droits des communautés LGBTQIA+ ?
Nous œuvrons à faire un état des lieux de la situation de ces communautés dans les différents pays. Il y a quelques années, j’ai ainsi pris part à une mission en Ouganda, au moment où le droit au mariage homosexuel y était débattu. Dans le cadre de cette mission, nous avons également étudié de manière plus générale, les droits des personnes LGBTQIA+. Ce que j’ai trouvé très perturbant c’est que nous pouvions parler des droits des femmes à des jeunes filles. Elles étaient très féministes et très au clair sur les droits des femmes, sur le patriarcat. Mais lorsqu’il était question des droits LGBTQIA+, elles étaient très réticentes à aborder ces sujets. Ce décalage était frappant.
C’est dans ce genre de cas qu’il est important d’identifier quelle stratégie est la plus adaptée pour aider au mieux les personnes concernées. Pour moi, si on est contre le sexisme, cela rejoint la lutte contre les discriminations fondées sur l’orientation sexuelle et l’expression de genre.
Au fil du temps, j’ai tout de même constaté des progrès concernant les droits des communautés LGBTQIA+. En novembre 2021, la cour de justice du Botswana a statué que l’interdiction des rapports entre personnes de même sexe était inconstitutionnelle et une violation de la dignité, de la liberté et de la vie privée. Il s’agissait d’une violation de ces droits. Jusqu’alors, la loi interdisait les rapports sexuels entre personnes du même sexe dans le code pénal.
En tant que femme, avez-vous rencontré des obstacles dû au sexisme ?
Oui, beaucoup. Vous savez, ces derniers temps, les gens parlent de micro-agressions, c’est ce que nous subissons au quotidien, sans raison. En vivant en Afrique durant l’Apartheid, vous pouvez imaginer que j’ai subi de nombreuses discriminations. Je devais avoir un permis qui me permettait d’étudier et de vivre dans une zone réservée aux blanches/blancs. Mais il était possible d’avoir des autorisations spéciales, dans mon cas c’était pour me rendre à l’université. Je devais renouveler ce permis plusieurs fois par an. Si je ne l’avais pas, je pouvais être arrêtée par la police, parce que je n’avais pas de carte d’identité sud-africaine.
Lors du discours que j’ai prononcé en ouverture du dernier Congrès, j’ai parlé de l’importance de s’intéresser à l’histoire et de la connaître. Le poète anglais nommé T. S. Eliot a écrit un poème nommé « Four Quartets » que j’ai étudié lorsque j’étais au collège puis à l’université et ces quelques vers m’ont particulièrement marquée : « Time present and time past Are both perhaps present in time future, And time future contained in time past. »(1) Le lien entre le passé, le présent et le futur est très important. Et je trouve que lorsque nous faisons face à des obstacles de différentes natures, mais plus particulièrement à des discriminations comme le racisme ou le sexisme, le passé a une influence.
Lorsqu’on ne rencontre aucune difficulté, il est facile de dire que le passé appartient au passé, il faut aller de l’avant. Mais face à des obstacles, le passé importe. De ce fait, le racisme qui advient aujourd’hui ne peut être pensé sans prendre en compte le passé. Lorsque j’ai rencontré un représentant du ministère des affaires étrangères français il y a quelques semaines, je lui ai dit que pour s’unir et lutter contre les discriminations, il était important d’écouter et de respecter les histoires que nous racontent les personnes qui font face à des situations parfois dramatiques, qu’il s’agisse de femmes ou de personnes issues de minorités. Si vous me dites : « Avançons ensemble sur ce chemin » et que je vous réponds : « Vous avez pris ma chaussure, puis-je l’avoir avant d’avancer avec vous ? » et que vous affirmez : « Nous nous en occuperons plus tard, avançons ! » Je marche donc avec une seule chaussure. Vous m’achetez à manger et prenez soin de moi, mais vous ne me rendez pas ma chaussure, vous m’assurez : « C’est du passé ! » et j’insiste : « Non, nous devons en parler. » C’est de cette manière que l’histoire est souvent traitée, c’est une grande partie du problème. Nous devons confronter les gens à cette situation, pour que nous puissions vraiment avancer ensemble et pour dire que nous appartenons à un monde unifié et globalisé. Nous ne reconnaissons pas l’histoire des communautés et des personnes qui en font partie. Au début de la guerre en Ukraine, des étudiant·es africain·es ont subi du racisme, mais on nous demande déjà d’oublier, ça appartient déjà au passé. C’est donc un défi que nous devons relever. Ces exemples sont aussi valables pour la situation des femmes. Ainsi, si mes pieds sont en train de saigner, mais que vous me dites : « Regardez, c’est très beau ici !« , ça n’effacera pas la douleur. C’est pourquoi j’ai lu ces lignes au début de mon discours. Il ne faut pas répéter les mêmes erreurs. Ce que l’on fait aujourd’hui pourrait avoir une incidence dans le futur. Si nous disons que nous croyons en la dignité, au respect des droits humains, on doit le penser. Il ne s’agit pas seulement de mots.
Propos recueillis et traduits par Emilie Gain 50-50 Magazine
1 « Le temps présent, le temps passé Sont tous les deux peut-être Présents dans l’avenir »