Articles récents \ France \ Société Marion Barlogis : « Pour moi, le lycée pro c’était vraiment un choix politique »

Marion Barlogis est professeure en lycée professionnel. Après avoir obtenu un master en sciences politiques, elle se rend compte qu’elle a besoin de contact humain pour s’épanouir. C’est alors qu’elle se tourne vers l’Education Nationale pour enseigner l’histoire-géographie et le français. Féministe, il lui tient à cœur de faire progresser l’égalité femmes/hommes auprès de ses élèves, souvent peu sensibilisés à cette question mais très ouverts à la discussion. 

La volonté de devenir professeure m’est venue assez tard. Après le bac, j’ai fait Sciences Po à Toulouse en master de conseil politique. A priori, j’étais donc partie pour faire de la collaboration avec des élu·es. A la fin de ma quatrième année, j’ai fait un stage d’été à l’Assemblée Nationale. C’est là que je me suis rendue compte que ça ne le ferait pas… J’ai réalisé que j’avais besoin d’être beaucoup plus sur le terrain. Après m’être posée plein de questions pendant cet été, j’ai décidé de me réorienter. 

C’est là que j’ai rencontré une femme qui était professeure en lycée professionnel. C’est un monde très méconnu de l’extérieur. Elle m’a parlé de son métier et du concours pour y accéder. J’ai fait ma cinquième année à Sciences Po en double cursus pour passer le concours de lycée pro. J’ai fait un stage d’observation et je me souviens très bien de la sensation ressentie dès le premier pas dans une classe : j’étais bien. Je n’ai même pas voulu passer d’autres concours que celui du lycée pro. A vrai dire, même la matière à enseigner me paraissait assez secondaire. Tant que c’était en lycée pro, j’étais contente. C’est le rapport aux autres qui m’importe le plus.

Au lycée, j’ai retrouvé des jeunes heurtés par l’école. Ce qu’il faut comprendre, c’est que ce sont des gamins qui ont 14 ou 15 ans à leur arrivée et très souvent pour eux, l’école n’a pas été une expérience heureuse. Moi, parce que j’ai cet amour de l’école, je trouve le lycée pro très intéressant. Je me bats contre un regard un peu misérabiliste sur ces jeunes. Des gens me disent “ tu ne peux pas tou·tes les sauver ” et j’aime pas du tout ce vocabulaire parce que nous ne sommes pas du tout là en sauveuses/sauveurs. Par contre, il faut reconnaître que ce sont des jeunes qui ont été moins nourris ou protégés. De ce fait, en tant que professeure de lycée pro, il faut en faire deux fois, trois fois ou quatre fois plus. Il faut se décarcasser pour eux. Cela me motive tout le temps. Pour moi, le lycée pro c’était vraiment un choix politique au sens large : aller avec les jeunes pour travailler un autre rapport à l’école, à soi, aux autres.

Quand je me suis retrouvée parachutée en Ile de France, ça a été un choc social. La précarité y était omniprésente. Je m’en doutais mais le savoir et le vivre, ce sont deux choses différentes. Cela a changé le rapport des jeunes à la scolarité, à la sécurité, à la sécurité émotionnelle aussi. Pour ne rien arranger, je me suis tout de suite retrouvée proffe principale, dès ma première année. Je l’ai découvert sur ma fiche de rentrée le 31 août. J’ai donné tout ce que je pouvais et voilà. Ce fut dur mais maintenant je me sens bien. 

J’enseigne dans des classes, non mixtes de fait, depuis sept ans. Je n’ai presque toujours que des garçons en face de moi. Dans des classes de futurs électriciens, de techniciens de maintenance etc., il y a extrêmement peu de filles. Actuellement, sur mes quatre classes, trois n’ont aucune fille. 

Moi je me sens fondamentalement féministe depuis longtemps, mais encore plus avec chaque année qui passe. Dans mes classes j’ai mis longtemps à comprendre que l’égalité femmes/hommes, même juste sur le principe, ce n’était pas toujours quelque chose d’acquis. C’est un combat à mener tous les jours. Nous en parlons souvent en cours. Je pense que ce ne sont pas des combats qu’on doit mener de façon frontale. Moi je n’ai pas envie de renforcer le sentiment que l’école est loin d’eux. Du coup je n’ai pas envie d’être la femme qui leur explique qu’ils n’ont “ rien compris aux rapports femmes/hommes ”

J’ai beaucoup de souvenirs de discussion qui m’ont marquées … Par exemple, ils ne disent jamais “ elles ”. C’est toujours “ ils ”. Même pour parler d’un groupe de femmes. C’est “ ils ”. J’ai aussi un grand nombre d’élèves qui m’expliquent que “ pour moi ce serait super dur que ma femme gagne plus d’argent que moi ”. J’ai beaucoup d’empathie pour eux. Ils sont enfermés dans une espèce d’injonction à la virilité qui est très dure. Je me suis donc posée beaucoup de questions sur la meilleure façon de mener ce débat. 

Un jour, dans une classe de première élec., le débat sur l’égalité femmes/hommes a dégénéré. Je me suis retrouvée face à 24 garçons qui me respectaient de moins en moins. Jusque-là, ils ne m’avaient jamais vue en tant que femme mais seulement en tant que professeure. Mais ce jour-là, je suis devenue une femme à leurs yeux et donc ils n’avaient plus à enlever leurs écouteurs pour m’écouter. Ils avaient des débats sur le rôle de la femme dans le foyer et sur les comportements acceptable du style “ est-ce que une femme peut aller au bar toute seule ? ” Le débat se passe difficilement et je me sens très mal ensuite de ne pas avoir su le gérer. 

Au cours suivant, je décide d’organiser les choses différemment. Je leur propose des phrases choquantes comme “ c’est dangereux de laisser une femme gérer de l’argent ” ou “ il vaut mieux ne pas laisser des postes de pouvoir à une femme ” et je les oblige tous à donner un avis. Au moment de se positionner, ils entrent en débat entre eux et je n’interviens plus. D’eux-mêmes, ils se sont rendus compte qu’ils véhiculaient beaucoup de clichés. 

Vers la fin du débat, j’ai dit “ c’est choquant que les protections hygiéniques ne soient pas remboursées par l’Etat ”. Et là, un blanc. Un des garçons finit par me demander : “ mais comment ça ? ” En fait, le sujet est tellement tabou qu’ils n’en ont jamais parlé, même avec les femmes de leur entourage. J’ai dû leur expliquer que tous les mois, les femmes doivent dépenser entre 5 et 10 € pour les protections hygiéniques. Je leur dis que certaines femmes, les plus pauvres, doivent choisir à la fin du mois entre manger et s’acheter des tampons. Et comme ils sont très sensibles à la question de la précarité, je les ai vus se révolter immédiatement. Ils ont commencé à me dire qu’il fallait organiser une collecte. Alors on l’a fait ! Dans un lycée où il n’y a presque que des garçons avec 800 élèves et une quarantaine de filles, on a organisé une collecte de produits hygiéniques. Mes petits gars sont allés dans toutes les classes du lycée pour dire “ vous savez les filles quand elles ont leurs règles c’est dur pour elles ” et ils ont réussi à ramasser 8 ou 9 cartons au final. On avait fait venir Agir pour la Santé des Femmes et c’était une superbe expérience. Un jeune m’a même dit : “ Madame c’était trop bien de faire ça mais par contre c’est nul de l’avoir fait qu’une fois. Il faut qu’on trouve une solution pour que ça soit tout le temps ”. Et c’étaient les mêmes garçons qui avaient des propos extrêmement sexistes quelques jours auparavant. J’ai donc un peu appris à rentrer dans ces thèmes là par d’autres biais. 

Mes élèves me disent souvent que ce sont les débats qui les touchent le plus. Il y a un vrai besoin de parler de ces sujets tabous. Il y a des sujets qui reviennent sans arrêt, comme l’homosexualité. Pour eux, c’est quelque chose d’impossible, d’inexistant. C’est “ un truc de Parisien ” ou même “ une mauvaise évolution de la société ”. Moi, dès que j’entends ce genre de phrase, évidemment je monte au créneau. Cela les fait même un peu sourire maintenant. Ils le savent, un lycéen dit un truc très homophobe et hop la classe part pour une heure de discussion là-dessus. 

L’autre jour, il s’est passé quelque chose d’assez surprenant. Un élève a dit une bêtise très homophobe et je lui ai dit “ bon, ça fait quatre ans qu’on se connaît, cela ne sert peut-être à rien d’en reparler. On va avoir la même discussion ” avant de reprendre mon cours. Au bout de quelques minutes, je me rends compte qu’il boude. Je lui demande ce qu’il se passe et il m’avoue être frustré. Je lui demande “ Pourquoi ? Tu voulais qu’on parle ? ” et il me dit “ Oui. C’est bien vous qui dites que c’est avec la discussion qu’on avance, non ? ” Il avait l’air super sincère et j’ai été très touchée par cette demande. J’observe que des choses changent. Je ne dirais pas que je les fais changer d’avis mais que j’organise un espace où la parole est libérée. C’est ma façon d’exprimer mon féminisme au travers de mon rôle de proffe. 

Avec la réforme de Blanquer, nous avons perdu un tiers de nos heures d’enseignement en lycée pro. On nous a annoncé qu’il allait y avoir 11 semaines de stage supplémentaires, en plus des 22 actuelles. C’est juste insoutenable. Toutes les heures que je viens de raconter vont devoir passer à la trappe. Nous n’aurons plus le temps de parler de tous ces sujets : l’égalité femmes/hommes, l’homosexualité, le réchauffement climatique… Ce sont ces moments où un élève te dit quelque chose, alors tu regardes ta montre et tu dis juste “ tant pis, on avancera autrement. Mais ça, c’est mon rôle ” et je ne vais plus pouvoir le faire. 

Le mépris qu’on a pour ces jeunes me blesse, ils sont pourtant d’une richesse folle. Ils peuvent sembler fermés et définitifs dans ce qu’ils disent mais moi je sais que ce sont des jeunes très ouverts qui ne demandent que ça : qu’on les percute un peu sur certaines opinions. Ils sont très curieux et on peut toujours discuter avec eux. Moi, quand je parle de mon métier on me dit toujours “ Ah ouais prof d’histoire géographie en lycée professionnel… cela ne doit pas être facile. Ils ne doivent pas être très intéressés .” Alors que c’est le contraire. Ils sont très intéressés. Mes cours se passent extrêmement bien et ils posent beaucoup de questions.

Un jour, j’ai entendu un élève qui ne m’avait pas vue dans la salle dire à son ami : “ je suis content, ici je me sens bien et ça passe toujours vite ”. C’est le plus beau compliment qu’on puisse me faire. Ou quand ça sonne et que j’entends  : “ ah mais déjà ”. Généralement, cela arrive pendant ces heures où on parle d’égalité. Au moment de la sonnerie, ils ne bougent pas. Même si c’est la récré, ils veulent continuer. 

Si je devais faire passer un message, ce serait : il faut créer des espaces de parole dans l’Education Nationale. Après, les choses se font naturellement. Pas besoin d’arriver avec un message qu’on martèle. On grandit tou·tes à ces âges. Il ne faut pas les priver de ces moments-là. 

Quand on parle des élèves de lycées pro, tout le monde pense qu’ils sont une petite minorité. En réalité, il s’agit d’un tiers des jeunes. Ces lycées sont principalement des espaces non mixtes. Et pourtant, c’est à elles/eux que l’on veut retirer ces heures cruciales… ce sont elles/eux qui n’ont pas les moyens institutionnels et culturels de se défendre. Elles/ils ne vont pas faire de pétition, de manifs, etc. Ce sont ces jeunes là qu’on dépouille et c’est invisible. Les autres professeur·es et moi, nous nous mobilisons contre cette violence institutionnelle. Je suis dans l’Education Nationale parce que je crois en l’éducation. 

Témoignage recueilli par Caroline Flepp 50-50 Magazine et Eva Mordacq 50-50 Magazine

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