Articles récents \ DÉBATS \ Tribunes Lucia Chávez : « Je n’aurais jamais pensé me retrouver ici en tant que femme militant pour les droits humains, avec une tenue qui représente ma culture mexicaine »
A l’occasion du centième anniversaire de la Fédération Internationale pour les Droits Humains (FIDH), Lucia Chávez Vargas, la directrice de la Commission Mexicaine de Défense et Promotion des Droits Humains (CMDPDH) a prononcé un discours sur l’importance de l’intersectionnalité dans la lutte pour les droits humains.
Si on m’avait dit, il y a 20 ans que moi, une femme mexicaine, fille d’une mère célibataire qui m’a élevée tout en travaillant dans un des pays les plus inégalitaires du monde, je serais à Paris pour vous parler de féminisme, je ne l’aurais pas cru.
Lorsque j’étais à la moitié de mon parcours universitaire, j’ai commencé à rêver de lutter contre les injustices. Je me disais que peut-être, si je m’en donnais les moyens, je parviendrais à changer un peu le monde. Mais je suis une femme et c’est pour cette raison que ce rêve ne peut pas être totalement atteint. Il s’agit d’un rêve pour lequel j’ai lutté de nombreuses années et pour lequel j’ai dû faire face à de nombreux obstacles, dont certains peuvent paraître invisibles.
Peut-être que toutes les filles militant pour les droits humains s’identifient à cela dans une mesure plus ou moins significative. Par exemple : fermez toutes les yeux. Maintenant levez la main si vous avez souffert de mansplaining, de gaslighting (1) ou même de violences ou agressions basées sur le genre.
Par exemple, jusqu’à récemment, je ne me rendais pas compte de l’écart abyssal causé par de multiples inégalités et que ma voix, celle de la diversité, avait moins de chance d’être entendue que la parole androcentrique, celle des hommes.
Il y a quelques années, je n’aurais jamais pensé me retrouver ici en tant que femme militant pour les droits humains, avec une tenue qui représente ma culture mexicaine. Avant, je me sentais mieux dans un pantalon ou des vêtements plus occidentalisés.
Pendant des années j’ai cru, comme dans beaucoup d’autres fonctions auxquelles nous participons nous les femmes, que je devrais neutraliser mon genre et mes préférences pour être acceptée. J’ai cru que je devrais maintenir une attitude, une morphologie, un style vestimentaire et un discours qui invisibilisent les personnes qui, comme moi, appartiennent à la dissidence de genre, aux phénotypes (2) génétiques et à la dissidence sexuelle (3).
S’afficher comme féministe, c’est déjà un acte révolutionnaire en soi dans un système dans lequel, pour parler de droits humains, j’ai dû repenser comment ne pas mettre en évidence mon côté féminin pour éviter que les esprits encore machistes ne considèrent mes positions comme ayant moins de valeur.
Sur ce chemin, j’ai rencontré des hommes reconnus aux parcours impressionnants et des mentors incroyables. Cependant, ma véritable découverte, a été la dynamique avec mes collègues femmes. Ce sont des êtres plus qu’admirables avec lesquelles, sans aucune synchronisation pensée, nous avons propulsé les voix des unes des autres, fait avancer des thématiques qui atteignent tout le monde et par-dessus tout souligné ce qui était historiquement resté dans l’ombre : que la lutte pour les droits humains fait avancer les visions féministes.
On parle souvent des crises des droits humains, mais dans nos pays elles peuvent exister ou non ou prendre différentes formes. Ce qui existe bel et bien, c’est une condition structurelle dans laquelle les voix des femmes continuent à être tues, criminalisées et réprimées, avec toute la force de la sécurité de l’Etat, pas seulement de la police locale mais aussi des forces armées pour maintenir non seulement la violence physique mais aussi une culture machiste et patriarcale.
Il existe une force discursive qui stigmatise les femmes qui luttent, ce qui nous met en danger : non seulement l’Etat ne nous protège pas, mais en plus nous voyons un discours invitant à nous attaquer. Nous, les femmes qui réclamons la vérité et la justice, tout comme pendant la chasse aux sorcières de Salem ou la Sainte Inquisition, nous continuons à être menées aux bûchers de l’indifférence, de la violence des réseaux sociaux et dans beaucoup de cas des féminicides.
Nos voix de femmes mettent mal à l’aise. Nos cris réclamant la justice pour les femmes assassinées, nos croix roses pleurent nos mortes, les madres buscadoras (4) avec le poing en l’air criant pour retrouver leurs disparu·es, les Indigènes qui demandent que les casernes militaires sortent de leurs terres où elles sont sexuellement torturées depuis toujours, les étudiantes qui descendent dans les rues pour exercer leur droit à la manifestation à travers des chants, des danses et des pleurs. Notre révolution, chacune dans sa cause, n’est pas la bienvenue pour beaucoup.
Si nous continuons à travailler sous hégémonie de l’androcentrisme occidental qui est le standard, nous serons éternellement en processus de paix et de réparation. Il ne peut pas y avoir de résultat différent si nous travaillons avec la même formule et le même leadership.
La réparation n’est plus suffisante, il est temps de replanter. Il est temps que les discours des droits humains ne soient plus transmis à travers les voix colonisatrices et androcentriques, avec les mêmes discours qui cherchent à réparer les failles systémiques.
La FIDH, depuis que j’en fais partie, a encouragé la parole des femmes. En tant que femmes au sein du FIDH, il est temps que nous ayons un rôle sorore, initiatrice et que nous nous étreignons face aux injustices, parce que nous nous le devons. Nous ne pouvons nous défendre avec générosité en intégrant les femmes du monde si nous ne sommes pas ensemble et en rébellion contre le système qui nous a été imposé par des hommes. Nous ne pouvons pas jouer à ce jeu qui nous a mises dans cette situation.
Il est donc temps de dire “ça suffit” à ce qui nous dérange. Il faut casser les discours et les mécanismes construits par le patriarcat.
Traduction d’Eva Mordacq 50-50 Magazine
1 Le gaslighting est une forme de manipulation psychologique à travers laquelle l’agresseur essaye de faire douter la victime d’elle-même et de la rendre confuse.
2 Le phénotype constitue l’ensemble des caractères observables d’un individu, comme la couleur de ses cheveux, de ses yeux, la tonalité de sa voix, sa morphologie, etc.
3 Représentation corporelle et attitude éloignées des normes sociales.
4 Mères voire grand-mères recherchant encore leurs enfants et petits-enfants parfois des décennies après leur enlèvement souvent déguisé en disparition.