Articles récents \ Chroniques Chronique l’aire du psy : Celles qu’on ne ménage pas, Ouistreham, film d’E. Carrère
Hasard de l’autoradio, j’entends Lydie Salvayre (1) raconter qu’à l’issue d’un dîner mondain, une femme remarque « son air bien modeste ». Lydie Salvayre relate l’impact de cette formulation, qui fait ressurgir la colère de l’enfance vécue comme fille d’étrangers de classe pauvre. Son père fuyant le franquisme s’est retrouvé déclassé socialement. Cette écrivaine de renom au travers de cette remarque s’éprouve à la trace de ses origines et s’en sent infériorisée. L’issue du film d’Emmanuel Carrère, nous le verrons, respire la même odeur…
Traduire, trahir
Ouistreham, c’est d’abord un livre, celui d’une journaliste, Florence Aubenas. Emmanuel Carrère l’adapte au cinéma. Traduire, c’est trahir. La figure de l’imposture a travaillé Emmanuel Carrère. Ici, la journaliste opte pour un regard d’ethnologue, elle considère que son projet nécessite une immersion totale dans l’univers, qu’elle prétend décrire. Elle veut le vivre, s’y éprouver de l’intérieur. En tant que psychologue, je garde en tête l’aphorisme lacanien, qui affirme que « les non dupes errent ». Pour écouter, il faut accepter d’être dupe du discours, c’est-à-dire faire crédit à celle ou celui qui dit. «L’ethnologue» du film s’en inspire, mais d’une certaine manière, elle dupe celles et ceux, qu’elle observe et dont elle va partager le quotidien. L’éthique de la journaliste repose sur le fait de s’immerger dans un univers, dont elle ignore tout. Elle affirme son projet de « rendre visibles les invisibles ».
Pôle Emploi et sa novlangue
S’inscrire au chômage, c’est une confrontation à un monde surréaliste. Non, il ne suffit pas de traverser la rue pour trouver du travail ! Non, celles et ceux, qui recherchent un travail ne sont pas des fainéant·es profiteuses/profiteurs des deniers publics ! Pôle Emploi est l’institution qui surexploite l’exclusion par le numérique. La parodie des pseudos formations dispensées aux demandeuses/demandeurs d’emploi est terrifiante. L’objet des agences Pôle Emploi est désormais de réduire les chiffres du chômage par l’exclusion aux droits à l’allocation chômage. L’usage de la novlangue, où la technicienne de surface n’est pas femme de ménage, mais agent d’entretien est tellement le reflet de la déconsidération sociale. Le tour de passe-passe du modèle libéral, c’est la sous-traitance : il y a la/le prestataire, qui négocie les contrats avec les clients rois. Et puis, il y a les exécutant·es, ces « petites mains » corvéables à merci.
Le terme de conventions collectives est suranné et ne saurait constituer une référence. « Pas de retard, sinon t’es viré·e ». Un responsable d’entreprise de nettoyage se permet de traiter ses employées de « crétines » en leur clamant de ne pas s’essayer à donner des leçons à ceux qui en savent plus qu’elles, à savoir les client·es, donc les payeurs, qui ont tous les droits ! Que l’idéologie marxiste ait échoué dans sa mise en œuvre n’empêche pas de constater combien la lutte des classes est toujours d’actualité. On pense bien sûr au récent film de François Ruffin et Gilles Perret, dont les protagonistes sont proches de celles et ceux que nous rencontrons dans Ouistreham.
Se battre au quotidien pour exister
La solidarité, la considération de chacun·e est magnifiquement montrée dans ce film. La reconnaissance ne tarde pas à s’installer entre ces personnages, qui luttent pour survivre au quotidien. L’exploitation est le système dans lequel tou·tes se débattent, mais la conscience politique n’est pas de mise. Chacun·e a la fierté d’exister sans être dans la prestance. L’économie est serrée, mais elle n’empêche pas la générosité. Par touches discrètes, un homme fait la cour à Marianne Winckler, alias Florence Aubenas, magnifiquement interprétée par Juliette Binoche, celle par qui le film a vu le jour. C’est elle, qui est parvenue à convaincre l’autrice du Quai de Ouistreham de son adaptation cinématographique.
Personne ne devrait confier « sa merde » à autrui
Juliette Binoche est touchante dans son personnage transfuge. Ses partenaires dans le film sont authentiques. Qu’il ne s’agisse pas de comédien·nes professionnel·les n’enlève rien à la qualité de leurs prestations. Elles/ils crèvent l’écran. Leurs paroles comme leurs silences et leurs regards font mouche. L’engagement des corps dans le nettoyage des Ferrys reliant Ouistreham à Portsmouth est physiquement palpable. Nous spectatrices/spectateurs sommes les témoins du temps record chronométré dévolu au nettoyage des cabines avec changement de literie, récurage des WC et du cabinet de toilette. Marianne s’interroge : « Pourquoi ceux qui vomissent ou font leurs besoins ne tirent-ils pas la chasse d’eau ? » Quelle est donc cette trace des voyageuses/voyageurs laissée à la charge des invisibles? Hormis les bébés et les personnes en état de régression psychique, personne ne devrait confier « sa merde » à autrui.
L’irréversible dénouement
Le dénouement du film, c’est le sentiment de trahison lorsque l’amitié se trouve dévoyée par la révélation de la mission souterraine de Marianne. Christèle se sent trahie lorsque le pot-aux-roses est démasqué au travers d’une rencontre inopportune d’un collègue journaliste interprété par Louis-Do de Lencquesaing, incarnation parfaite du cynisme teinté de mépris condescendant germanopratin. Sa gaffe est un point de non-retour pour Marianne. Elle a trahi et c’est impardonnable pour celle qui lui avait accordé sa confiance et son amitié. Elles n’appartiennent plus au même monde et cela devient inacceptable pour Christèle : «Tu sers à rien, t’es pas réelle et tu nous as humiliées. Barre-toi ! » lui lance-t-elle. Phrase bouleversante. D’avoir été dupe, elle se sent désormais dupée et cela lui est intolérable. La traversée rocambolesque prend fin instantanément. Plus rien n’est désormais possible. Ne restera que la publication du livre.
Daniel Charlemaine 50-50 Magazine
1 « Lydie Salvayre : « J’aime faire la guerre dans les livres ». France Inter, Le grand atelier. Épisode du dimanche 16 janvier 2022 par Vincent Josse
Aubenas (Florence) Le quai de Ouistreham, 2010, Ed. de L’Olivier 2010