Articles récents \ Île de France \ Société Chronique l’aire du psy : «Pietragalla, la femme qui danse»
En ce samedi soir, six ans après le stade de France, plusieurs terrasses de café et finalement le Bataclan, qui plongea la capitale dans un bain de sang, je suis au théâtre de la Madeleine pour assister à un spectacle de la danseuse Marie-Claude Pietragalla, intitulé de son patronyme suivi de La femme qui danse.
Nous allons effectivement cheminer dans la vie et la carrière de Marie-Claude Pietragalla, l’accompagner petite fille lorsqu’elle connait sa première émotion esthétique en compagnie de sa mère. Elle est alors âgée d’une dizaine d’années et découvre la danse à travers un spectacle de Maurice Béjart. Son papa, comme elle le nomme, partage avec elle la musique : Bach, Beethoven et Mozart.
Un corps et une chevelure non conformes
La première surprise lorsqu’elle apparaît en scène, c’est que sa longue chevelure d’antan a disparu. Ses cheveux courts me troublent. D’autant que la danseuse est grande. Son allure élancée et ses cheveux courts contrastent avec la représentation habituelle de la féminité des danseuses classiques. Un allant-de-soi est déjà bousculé. Tant mieux ! Lorsqu’on choisit d’écrire dans 50/50 Magazine, il est nécessaire d’interroger ses préjugés…
L’étonnement se poursuit dans l’espace accordé à la parole. Habituellement, dans un spectacle de danse, ça ne parle pas, je veux dire les corps parlent, mais la voix n’entre pas en ligne de compte. Marie-Claude Pietragalla est seule en scène et elle parle en même temps qu’elle danse. L’effet est déconcertant, l’écho donné à ses dires met en perspective le discours, lui donne un prolongement. Ces effets vocaux sont de surcroît combinés à une diction inaugurale assez emphatique, à la manière d’une tragédienne. A cette nuance près, que le corps de la danseuse est en mouvement avec d’ailleurs parfois une dimension chaplinesque dans ses déambulations sur la scène.
Peu à peu, nous allons suivre les rencontres de sa vie : Noureev, Patrick Dupond, Carolyn Carlson… Mais il y a surtout l’engagement dans la danse : danser pour vivre, vivre pour danser. La rigueur de l’entrainement quotidien, la nécessité de rater pour apprendre, la ténacité nécessaire pour comprendre comment un mouvement est ou a été raté. La chorégraphie, comme nous l’indique l’étymologie grecque, c’est bien l’écriture (graphein) du mouvement (Khoreia). Cette transcription à travers le corps implique que le geste ait une direction et donc une adresse.
Et puis, il y a le souffle. Ces sonorités respiratoires amplifiées sont d’une grande beauté. Ce souffle n’est pas celui de l’effort, il est plutôt celui qui suit l’accomplissement d’une séquence gestuelle. C’est un souffle de vie plus qu’un essoufflement. Ce stade du respir, pour reprendre le beau titre du livre de Jean-Louis Tristani, témoigne de la trajectoire incarnée du corps dansant : outre la direction donnée au mouvement, il y a la pulsation de l’air qui circule dans le corps de la danseuse et dans l’espace qu’elle traverse.
Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous
Après une longue salve d’applaudissements d’une salle conquise, Marie-Claude Pietragalla reprend une citation d’une autre femme qu’elle admire : Ma plus belle histoire d’amour, c’est vous. Tout à coup, ses cheveux courts s’éclairent autrement. D’ailleurs, son visage rayonne du succès et du bonheur partagé, offert (?) au public. Sa référence à la chanteuse Barbara est émouvante, d’autant que la question du souffle, lorsqu’on entendait Barbara chanter, caractérisait une part de l’émotion qu’elle provoquait. L’irrespirable de l’inceste, qu’a connu la chanteuse dans son enfance, n’y est peut-être pas étranger…
A l’approche de la fin de Pietragalla La femme qui danse, les spectateur/spectatrices savourent l’incursion d’expert·es désireuses/désireux de comprendre la nature de cette représentation : comment doit-on la caractériser ? Notre époque est traversée par la floraison d’expert·es en tous genre s: l’espace télévisuel en abonde. Les questions sanitaire, politique, économique s’interpénètrent pour produire une bouillie indigeste. Ici, ces expert·es questionnent la validité culturelle du spectacle de Marie-Claude Pietragalla, car iels ne savent pas dans quelle case la classer et ça, les expert·es n’aiment pas ça ! Leur expertise se résume à classer, à catégoriser ou pour le dire plus nettement à assigner à un espace délimité tout·e un·e chacun·e, à éliminer toute la complexité de nous autres, humain·es.
Daniel Charlemaine 50-50 Magazine
1 Jean-Louis Tristani Le stade du respir Ed. de Minuit 1978