Articles récents \ Chroniques Chronique l’aire du psy : « Je te regarde »
Le 18 juillet une belle surprise au festival d’Avignon : « Je te regarde », cette pièce du Off, dont l’autrice est Alexandra Badea !
« Je te regarde » (1) est mis en scène par François Parmentier. La pulsion scopique est convoquée dès le titre. Il va s’agir de voir et d’être vu, de regarder sans être vu, de se regarder, seul·e ou à deux. Mais le plus souvent, le regard se situe dans l’espace virtuel. Une seconde pulsion est également centrale dans ce spectacle, c’est la pulsion d’emprise, puisqu’il va être beaucoup question de contrôle.
Depuis le succès de la série télévisuelle En thérapie, j’ai l’impression qu’il redevient possible de se servir des concepts de la psychanalyse, qui ne se voit plus réduite à une doctrine poussiéreuse et réactionnaire au service d’une bourgeoisie. Peut-être le prêt-à-penser des thérapies dites brèves va-t-il laisser un peu d’espace pour penser la complexité humaine et les dérives sociétales instaurées en s’appuyant sur les ressorts de la psyché…
Les héros ne sont que des numéros
Dans ce moment théâtral, nous rencontrons quatre personnages, deux femmes, deux hommes (parité respectée !), aux prises avec l’ère grandissante du numérique. De leur identité, nous ne connaîtrons que leur numéro d’utilisatrice/utilisateur. L’accès à l’autre passe par des applications de plus en plus sophistiquées déshumanisant toujours davantage le lien à l’autre, le désir pour l’autre. Il s’agit tantôt de traquer l’infidélité conjugale, tantôt d’abolir les distances géographiques au profit d’une rencontre virtuelle. Mais lorsqu’une rencontre réelle se profile, alors le temps calendaire vient s’opposer à sa concrétude. Seul un aéroport peut devenir lieu possible de rendez-vous. Rendez-vous, qui ne pourront être que manqués…
Deux autres personnages s’inscrivent dans un espace sécuritaire. Elle exerce en milieu carcéral. Lui est responsable des agents de surveillance à l’aéroport. Elle tombe amoureuse d’un détenu à la manière d’un délire érotomane, puisque le détenu est réduit à un objet de convoitise. La réciprocité n’est qu’imaginaire. L’instance supérieure apprend au responsable de la sécurité de l’aéroport que désormais, des calculs de probabilité vont se substituer aux contrôles aléatoires, intuitifs des suspect·es. Pour minimiser la part d’erreur, on réduit l’intervention humaine. Les nombres seraient jugés moins faillibles. Grâce aux nombres, aux calculs scientifiques, on accèderait à la Vérité.
Lorsqu’aujourd’hui, notre ordinateur nous demande de cliquer pour prouver que nous ne sommes pas un robot, nous le faisons machinalement sans nous en étonner. Et puis, de toute façon, nous n’avons plus le choix, puisque le programme l’exige. Notre seule issue serait de renoncer, mais la frustration n’est plus au goût du jour. L’accès à la rencontre se fait dans l’immédiateté : on rentre ses paramètres et si ça matche, on tente l’aventure. Sinon on poursuit sa quête en scrollant selon les applications consuméristes construites pour nous offrir « un coup d’un soir » ou plus si affinités.
Le slogan d’un site de rencontres résonne étrangement avec le texte d’Alexandra Badea : « Retrouvez qui vous croisez. On a tous échangé un regard avec une personne qui nous a marqués. Grâce à [ce programme] retrouvez les personnes que vous avez croisées et saisissez votre chance ! ». Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard, clamait le poète Mallarmé, s’inspirant sans doute de l’étymologie arabe az-zahr, qui signifie dé et par extension coup de dé. Aujourd’hui le numérique a pris le pouvoir. Il nous regarde. Là où nous croyons regarder, nous sommes vu·es. Là où nous croyons maîtriser, nous obéissons aux exigences du programme. Reste l’irrésistible de la mort, que nous ne maîtrisons pas. A moins d’attenter à nos jours ou qu’un Autre anonyme programme un attentat… qui aurait échappé aux calculs prévisionnels.
Transparaître
Le mobilier scénique est basé sur la transparence posant ainsi la question : peut-on voir à travers l’autre, le traverser, puisqu’on peut le saisir en le géolocalisant, en traquant ses centres d’intérêt ? Cette illusion d’emprise opère fantasmatiquement, elle devient un mode possible d’accès à l’autre. Mais que se passe-t-il lorsque l’usage individuel se banalise et se collectivise pour s’inscrire à l’échelle sociétale ?
Il n’y a pas de rapport sexuel
Les rencontres amoureuses n’auront pas lieu malgré tous les dispositifs de contrôle mis en œuvre. Un seul sauvera sa peau aussi seul qu’il l’a été tout au long de la pièce, occupé à résister au pouvoir de la machine. Une seule sera épargnée, mais sa jalousie conduira à la mort de celui, qui de fait, lui échappe…
Daniel Charlemaine 50-50 Magazine
(1) Au Nouveau Grenier, 9 rue Notre-Dame des sept douleurs, Avignon, du 7 au 28 juillet – Relâches : 12, 19, 26 juillet à 20h35.
Alexandra Badea Je te regarde Éd. L’Arche, 2015.