Articles récents \ France \ Société Chronique méditative d’une agitatrice: Ecriture inclusive, un peu de cohérence Mr Blanquer !
Monsieur le ministre,
Votre circulaire du 5 mai dernier, intitulée Règles de féminisation dans les actes administratifs du ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports et les pratiques d’enseignement, m’a inquiétée. Depuis près de dix ans, je sensibilise des publics à l’éducation non sexiste. Or, parmi les lieux de reproduction du sexisme, certaines pratiques langagières usuelles occupent une place forte que vous semblez défendre à tout prix.
L’écriture inclusive (ou égalitaire ou non discriminatoire) est un exercice d’examen critique, de réappropriation et de renouvellement des usages de notre langue. Elle propose des alternatives aux pratiques non inclusives, dont celles invisibilisant ou infériorisant le féminin. Comme le masculin générique, qui dissout le féminin. Ou la règle de l’accord au masculin, qui enseigne un principe de domination masculine à nos enfants. Aucune petite fille n’y échappe. Aucun petit garçon non plus. Car chaque élève aura entendu et appris (sous peine de sanction) que « le masculin l’emporte sur le féminin ». Ces règles sont transmises le plus souvent sans information ni sur l’évolution de notre langue ni sur les usages ou reformulations pratiquées (1) dans d’autres pays francophones (2). Elles paraissent immuables. Alors que c’est une entreprise unificatrice et misogyne qui a systématisé ces usages, en écartant d’autres pratiques qui existaient simultanément au 16ème siècle (3)
Dans la perspective du projet de construction de l’égalité des sexes dès l’école que vous rappelez, plusieurs de vos propos me laissent perplexe :
-
Puisque « l’apprentissage et la maîtrise de la langue française, au cœur des missions de l’École contribuent en effet à lutter contre les stéréotypes », il me semble que l’œuvre d’harmonisation par la masculinisation de notre langue, entreprise au 17ème siècle, devrait être enseignée à l’école. La connaissance de l’ancien accord de proximité (l’accord avec le nom le plus proche) serait par exemple une alternative égalitaire tout à fait intéressante à l’accord au masculin (qui me dérange) ou au point médian (qui vous dérange).
-
En confondant volontairement « l’écriture inclusive » (qui poursuit des principes) et « le point médian » (qui est un usage possible), vous décrédibilisez vos propres pratiques langagières inclusives (oui, oui, vous en avez).
-
Lorsque vous confortez l’accord au masculin ou le masculin dit « générique », votre défense de l’intelligibilité de la langue ne tient pas non plus. A titre personnel, je me demande souvent, en croisant un masculin pluriel, si les femmes sont concernées… Par ailleurs, rappelons que la déclaration dite « universelle » « des droits de l’homme est du citoyen » excluait les femmes. Lorsque le référent est masculin, ni l’inclusion ni l’intelligibilité ne sont donc au rendez-vous.
-
Vous qualifiez l’écriture inclusive de « contre-productive » pour l’égalité des sexes. D’abord, merci infiniment pour ce conseil qui nous aiderait presque à définir notre stratégie… Ensuite, votre recours à l’objection habituelle de la hiérarchie des luttes tente de balayer nos arguments ou de monter les mouvements pro-égalité les uns contre les autres. Mais vous n’y changerez rien : nous n’aurons ni un avis unique, ni des pratiques homogènes, ni les mêmes priorités, parce que nous usons de moyens pluriels dans la poursuite d’un but commun : obtenir des libertés et des valeurs égales.
-
Vous justifiez votre rejet de l’écriture inclusive (qui, finissez-vous par le préciser, vise la réforme de la graphie) par sa « violence ». Comme vous y allez, à parler de violence, d’injonction, de brutalité, d’arbitraire et de non concertation, tout en vous opposant, par un texte unilatéral, à de nouvelles pratiques langagières dans votre ministère (c’est-à-dire visant toute la jeune génération !). Elles visent pourtant, pacifiquement, à favoriser, de manière créative, libre, discutée et plurielle, des pratiques d’écriture plus égalitaires. Quand chaque petite fille apprend que le masculin l’emporte sur le féminin , avec toute la symbolique d’une tournure qui, même déguisée en « l’accord se fait au masculin », dit au final la même chose, quelle pratique est la plus violente ? Vos arguments et votre courroux suggèrent que, pour préserver des règles objectivement injustes mais acceptables selon vous, vous visez le rejet de l’écriture inclusive dans son ensemble et ses principes (4). Car la remise en cause du masculin qui l’emporte semble vous gêner plus que tout. Mais comment consentir facilement, pour une partie d’entre nous, à bousculer un principe qui a façonné nos identités depuis si longtemps ?
-
Dans « la promotion et l’usage de la féminisation de certains termes, notamment les fonctions », il manque la masculinisation d’autres termes si le but est la mixité des métiers. Car des activités sont éternellement associées aux femmes, par ex. les assistantes maternelles, dont l’appellation pose un sérieux problème d’« intelligibilité de la langue », puisqu’elle énonce le prolongement d’un rôle maternel, écartant d’office la construction d’une masculinité du soin et les hommes.
-
Enfin, que redoutez-vous au juste, lorsque vous insinuez que l’écriture inclusive est une « instrumentalisation » ?
Je tiens en tout cas à vous rassurer : nous n’avons pas proposé, nous, une règle générale et imposable à toutes et à tous du « féminin qui l’emporte » (5). Car nous visons l’égalité, non la suprématie d’une catégorie sexuée. Toutefois, si vous avancez de bonne foi dans cette direction, alors nous pourrons nous accorder… et qualifier d’écriture inclusive tous les usages langagiers librement choisis qui portent le masculin, le féminin, les hommes et les femmes au même niveau de valeur et de visibilité. Et donc qualifier de discriminatoire, d’excluante ou d’inégalitaire toute pratique contraire, comme l’accord au masculin ou le masculin générique. Car le masculin, comme il l’indique de façon très intelligible, n’est pas neutre : il est masculin.
Pour accompagner vos efforts et augmenter l’intelligibilité de votre propos, voici des suggestions de réécriture d’extraits de votre texte. J’ai aussi souligné les pratiques inclusives que vous maîtrisez manifestement déjà. Vous êtes à la moitié du chemin, Monsieur le Ministre. Persévérez.
Vos pratiques rédactionnelles sont-elles inclusives ?
Ce que vous semblez déjà pratiquer :
-
Dire les hommes et les femmes au masculin comme au féminin dans les fonctions : « Recteurs et rectrices d’académie », « directeurs et directrices de l’administration centrale ».
-
Utiliser un terme épicène, donc neutre : « aux personnels du ministère » et « l’ensemble des personnels ». L’usage choisi « personnels » permet en outre d’inclure les personnes, minoritaires mais existantes, qui ne se définiraient ni hommes ni femmes, ce qui est encore plus inclusif.
Ce qui est encore exprimé de façon problématique dans votre texte :
-
Le masculin générique « les promoteurs de l’écriture inclusive » : L’usage du masculin pluriel est inintelligible car il fait planer une doute (la citation suggère-t-elle que seuls des hommes feraient actuellement la promotion de cette écriture ?), en plus d’être inégalitaire (il affirme une suprématie des hommes sur les femmes). Proposition : ajouter « et promotrices ».
-
L’incohérence de l’écriture « Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuel » avec vos propres consignes. Proposition : montrer l’exemple en appliquant la féminisation prescrite dans votre circulaire, donc écrire « perpétuelle ».
-
L’incohérence de « tous les élèves » et « tous nos élèves ». Proposition : remplacer par « l’ensemble des élèves », ou « chaque élève », ou « l’ensemble de nos élèves ».
-
Votre usage des accords au masculin est incohérent avec « L’égalité entre les filles et les garçons, prélude de l’égalité entre les femmes et les hommes, doit être construite, promue et garanti par l’École de la République ». Proposition 1 : remplacement de « enfants confrontés à des situations… » par « enfants vivant des situations… ». Proposition 2 : remplacement de « élèves présentant des troubles d’apprentissage accueillis… » par «élèves dont l’accueil est assuré ».)
Vous noterez, M. le ministre, que ces propositions rendent votre propos inclusif, sans toutefois recourir au point médian. Car j’entends votre argument et votre volonté louable de ne pas ajouter de gêne dans la lecture à des personnes en difficulté. Toutefois, personnellement, j’utilise régulièrement le point médian, souvent dans des mails, articles ou autres écrits : tout dépend des publics visés. Ce faisant, je me soustrais aisément à une règle grammaticale injuste qui opprime ma catégorie de sexe depuis de longues années. C’est très libérateur… et je m’en ouvre à vous et à votre empathie. Me concernant, ce n’est pas l’école qui m’a engagée dans cette critique, mais j’aurais beaucoup apprécié que pour mes filles, ce fût le cas.
Car la langue est vivante, créative. Elle véhicule des idées et des imaginaires, même par ses règles et usages. A nous de la connaître dans toutes ses dimensions et possibilités. A nous de les utiliser pour exprimer de façon juste ce que nous souhaitons dire et les valeurs que nous portons. L’école peut nous y aider. Il suffirait d’y promouvoir la reformulation, de doubler les mots pour les dire dans les deux genres, d’enseigner l’histoire de la langue et les formes alternatives (dont le point médian ou l’accord de proximité) avec leurs avantages et inconvénients. A l’école, nous pourrions comparer notre langue aux autres, ou les usages des différents pays francophones ou de diverses époques, mais aussi ceux des journalistes, des auteurs et autrices, des activistes de la langue inclusive, de l’Académie Française. Les élèves relèveraient les effets produits par tel usage, comme pour chaque niveau de langage. L’école viserait l’autonomie dans le choix d’un langage adapté au contexte, enseignerait les règles actuelles mais aussi à les situer et les critiquer, permettant leur remise en question si elles sont injustes ou illégitimes.
Si le point médian était enseigné comme une pratique possible, l’esprit critique des élèves et leur sentiment d’avoir prise sur ce qui semble immuable augmenteraient. L’école peut être ouverte, lucide, observatrice des pratiques langagières. Cela signifierait que l’école est envisagée comme un lieu d’émancipation. Ce serait gagner du temps. Car quelle que soit votre force de résistance, M. le ministre, se développeront les pratiques dont le peuple a besoin pour dire ce qu’il a à dire.
Violaine Dutrop 50-50 Magazine
1 Voici un accord de proximité, dont Ronsard n’a jamais été choqué. Il l’utilisait lui-même de temps à autre.
2 Plusieurs pays développent un usage égalitaire de notre langue. La France et son Académie Française ne détiennent pas de titre de propriété sur notre langue, qui reste un instrument relationnel vivant, reflet d’une époque, d’un lieu, d’un voire de plusieurs peuples.
3 Si c’était anodin, pourquoi ne pas le remplacer par un accord au féminin pluriel, juste pour voir ? Rassurez-vous, ce n’est pas ce que nous recherchons.
4 Même si vous le défendez pour les métiers, sauf si le maintien du masculin est plus valorisant… On s’y perd !