DOSSIERS \ Média: les femmes toujours censurées Pierre Haski : « le média de la philippine Maria Ressa est l’un des plus harcelés et attaqués au monde »
Ancien correspondant de l’AFP en Afrique du Sud, puis de Libération en Israël et en Chine, Pierre Haski est co-fondateur de Rue 89. Aujourd’hui, il travaille à France inter et au Nouvel Obs. Depuis 2017, il est président de Reporters Sans Frontière.
Quels sont les objectifs de Reporters Sans Frontières ?
Reporters Sans Frontières (RSF) est une organisation de défense de la liberté de la presse dans le monde, fondée et installée en France. C’est aujourd’hui une organisation internationale avec 12 bureaux et une centaine de correspondant·es à travers le monde. Elle est surtout connue pour son index annuel de la liberté de la presse qui existe depuis longtemps maintenant et qui fait référence. Cette organisation s’est diversifiée avec le temps dans le sens où elle était, au départ, focalisée sur la défense de journalistes en difficultés, emprisonné·es, de journaux censurés etc..
Aujourd’hui, notre organisation a étendu son travail à d’autres domaines car il y a de nouvelles formes d’atteintes à la liberté de la presse comme par exemple les fake news, les manipulations de l’information, les campagnes de désinformation etc. Il y a eu toute une série d’initiatives prises ces dernières années, notamment le Journalism trust initiative qui vise à créer des mécanismes et des coalitions anti fake news et des informations plus saines. Il s’agit d’un champ un peu nouveau pour l’organisation parce que nous observons que les menaces évoluent et ne sont plus uniquement celles que nous avions l’habitude de connaître, en l’occurrence, la répression directe sur les journalistes et les médias. Aujourd’hui, y a-t’il des femmes reporters partout dans le monde ? Absolument, la profession s’est féminisée et pas seulement dans les pays occidentaux. C’est aujourd’hui un phénomène mondial qui est dû à l’évolution des sociétés, à la montée en puissance des nouvelles générations de femmes… Il n’y a pas un endroit au monde où l’on ne voit pas la montée en puissance de femmes journalistes.
C’est un phénomène absolument global.
Que dit l’enquête sur « le journalisme face au sexisme » que vous avez publié le 8 mars derniers ?
Le corollaire de la montée en puissance de la présence et de la visibilité des femmes journalistes, c’est qu’elles sont victimes de répression de la même manière que les hommes, mais elles subissent la double peine. Elles sont aussi victimes en tant que femmes. Et ce que nous constatons dans cette enquête est assez effrayant : lorsqu’une femme journaliste est attaquée, elle l’est en tant que journaliste et en tant que femme avec des spécificités qui sont celles du sexisme, sous formes d’attaques et de harcèlements qui sont particulières aux femmes. C’est un phénomène que nous avons vu monter ces dernières années et RSF commence à se focaliser sur cette question de manière spécifique alors qu’avant, c’était juste un élément dans les rapports ou dans les enquêtes annuelles. En trois ans, nous avons constaté un accroissement incroyable de cette montée en puissance des menaces spécifiques en direction des femmes. Notre dernier rapport est basé sur une enquête réalisée dans 112 pays , donc c’est une remontée d’informations absolument colossale.
Il y a une augmentation de 35 % de femmes détenues par rapport à l’année précédente. Cela est dû certes à l’augmentation du nombres de femmes qui exercent cette profession et qui le font de la même manière que les hommes c’est à dire sur des terrains d’investigation et les domaines d’information qui les amènent à se trouver en position de danger. Mais il y a aussi, et c’est le côté effrayant de l’enquête, la dimension du sexisme. Il y a une montée en puissance des attaques sexistes qui se passent, pour 73 % d’entre elles, sur internet. Internet est vraiment le lieu des attaques sexistes contre les femmes journalistes. Et 58 % des attaques se font sur le lieu de travail : harcèlement des collègues, de la hiérarchie etc.. On retrouve aussi ici hélas le tronc commun des sociétés dans lequel le lieu de travail n’est pas un lieu à l’abri du harcèlement sexiste.
Pouvez-vous nous donner des exemples de femmes journalistes victimes ?
Il y a quelques exemples très emblématiques. Je pense à Rana Ayyub qui est une journaliste d’investigation indienne très en pointe sur les réseaux sociaux, qui a une forte visibilité aussi dans les médias internationaux et qui reçoit tous les jours des menaces de viol, des menaces de mort, des insultes … Rana Ayyub fait partie d’une génération de femmes jeunes, qui n’a pas peur de monter au front pour contrer ces attaques.
L’autre exemple, qui est peut-être la figue la plus emblématique de cette montée en puissance des journalistes femmes, c’est Maria Ressa, une journaliste philippine qui a co-fondé le site d’information Rappler. Elle vit dans un pays dirigé par le populiste, Rodrigo Duterte, qui n’hésite pas à ordonner des exécutions extrajudiciaires, à lancer des meutes à l’assaut de tous celles/ceux qui sont contre lui. Son site se positionne clairement contre ce dirigeant et Maria Ressa est donc devenue sa cible numéro 1. Un rapport vient d’être publié par l’International Center For Journalists aux Etats-Unis ; il a décortiqué l’avalanche d’attaques sexistes et d’agressions en ligne qu’a subi Maria Ressa. Je pense qu’aujourd’hui, elle est l’incarnation que ce peut subir quelqu’un qui est ciblé par un pouvoir politique et de ce que peut faire un harcèlement en ligne. Elle reçoit jusqu’à 90 messages Facebook, Twitter etc.. par heure ! Avec des menaces de viols, de mort, l’attaquant sur son physique, sur sa sexualité, c’est inimaginable… Le rapport américain s’interroge aussi sur la facilité des plateformes, pour la plupart américaines (Facebook, Twitter, Instagram…), qui tolèrent ce type de comportements. Maria Ressa est l’exemple ultime de ce que peut subir une femme journaliste. Elle est hyper courageuse et a montré une ténacité incroyable dans un contexte politique très difficile. Le média de la philippine Maria Ressa est l’un des plus harcelés et attaqués au monde.
Il y a aussi le cas de la journaliste saoudienne, Nouf abdelzize el jerahoui, qui est détenue encore aujourd’hui et dont on sait, par différentes sources, qu’elle a été agressée sexuellement en prison. Elle a osé défier, par ses enquêtes, le patriarcat, la tutelle masculine que vivent les Saoudiennes. On lui fait payer ses enquêtes et son audace, non seulement par de l’emprisonnement, des tortures mais aussi par des agressions sexuelles.
Il y a un autre pays où cette dimension sexuelle est très forte, c’est le Brésil. Patricia Campos Melo, une journaliste brésilienne, a enquêté sur un grand nombre d’affaires troubles concernant Bolsonaro et l’un de ses fils, qui est très actif sur les réseaux sociaux. Il a lancé une campagne sur ses réseaux sociaux en expliquant que Patricia Campos Melo avait obtenu des informations en échange de faveurs sexuelles, ce qu’on ne dirait pas d’un journaliste homme évidement. Pour discréditer une journaliste femme, la première chose c’est de l’attaquer sur la dimension sexuelle. Cette permanence de violences sexistes et sexuelles que l’on trouve aux Philippines, en Arabie Saoudite, au Brésil, c’est extrêmement perturbant dans le sens où il s’agit d’un phénomène mondial.
Ce qui ressort de notre enquête, c’est la mise en évidence du fait que lorsqu’un pouvoir s’en prend à une femme journaliste, il y a une dimension sexuelle qui arrive immédiatement, que ce soit par des insultes pour essayer de la déstabiliser mais aussi très concrètement lorsqu’elle se retrouve en prison. On voit bien que c’est un phénomène universel, il n’y a pas de spécificité ni politique ni culturelle.
Quelles sont les recommandations les plus importantes dont vous parlez dans votre enquête ?
En ce qui concerne les recommandations, nous préconisons principalement deux manières d’agir. Tout d’abord en amont, au niveau des plateformes de réseaux sociaux. C’est tout de même troublant que Maria Ressa reçoive 90 messages de menaces ou d’insultes par heure et qu’il n’y ait aucune réaction des plateformes qui ne veulent pas se fâcher avec le gouvernement. Et donc il y a un travail de pression et d’intervention citoyenne auprès des plateformes pour qu’elles agissent pour ces cas-là. Il ne s’agit pas de faire de la censure, il s’agit de faire respecter des règles basiques de respect des droits des personnes. Cette partie devrait être développée afin d’empêcher de laisser passer ce genre de comportements et mettre les plateformes devant leurs responsabilités.
L’autre recommandation est évidement de développer une solidarité et une conscience de ces problèmes de la part des journalistes. On voit trop souvent les journalistes hommes ou les entreprises de presse ignorer cette dimension dans la vie de leurs collègues salariées ou femmes journalistes. Que ce soit la question du harcèlement sur le lieu de travail mais aussi et surtout la question de la spécificité de ce à quoi elles s’exposent lorsqu’elles font uniquement leur travail. Il y a une marge de progression très forte dans la conscience et la solidarité des journalistes hommes et des entreprises vis-à-vis de ce que subissent les femmes journalistes dans l’exercice de leur métier.
Propos recueillis par Caroline Flepp 50-50 Magazine