Articles récents \ France \ Politique Les femmes de la haute fonction publique : à la croisée entre inégalités de genre et de classe

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Ces dernières années, le nombre de femmes dans la haute fonction publique a augmenté, signe que les revendications féministes ont trouvé un écho au sommet de l’État. Cette conquête féminine des hauts postes de décision est un sujet d’intérêt général lié au partage du pouvoir et marque un renversement des normes genrées. Cependant, il ne faut pas oublier que l’émancipation de ces femmes, issues en majorité des classes supérieures de la société, se fait au détriment de femmes précaires, à travers l’externalisation des tâches domestiques. Comment s’assurer que la lutte contre les inégalités de genre n’accroisse pas les inégalités de classe ?

Le 12 mars, à la Cité Audacieuse, avait lieu la troisième conférence de l’Association des Administrateurs Territoriaux de France (AATF) sur le thème de l’égalité professionnelle dans la fonction publique. Cette conférence s’est faite en partenariat avec le Laboratoire de l’Egalité et l’association 2GAP qui lutte pour une gouvernance mondiale partagée. Le thème de cette troisième conférence : « Femmes dirigeantes dans la Haute fonction Publique, enfin l’Egalité ? ».

Les intervenant·es ont souligné le fait que les revendications féministes ont trouvé un écho au sommet de l’État puisque la haute fonction publique est beaucoup plus féminisée qu’il y a 15 ans. Cette progressive montée en puissance s’explique par la promulgation de la loi du 12 mars 2012, dite “loi Sauvadet”, qui fixe un objectif minimum de 40% de primo-nominations. Malgré ces avancées, les intervenant·es notent une disparition des femmes à mesure qu’on avance vers les postes les plus élevés de la fonction publique, signe qu’il reste difficile de briser le plafond de verre. Par exemple, on comptait six femmes préfètes exerçant sur le territoire en 2004 et 25 en 2017 sur un total de 160. Et pour ces quatre dernières années, les chiffres n’existent pas !

La lente féminisation de la haute fonction publique, une question de pouvoir

Nathalie Pilhes, présidente de l’association 2GAP, a rappelé que les résistances à la féminisation des postes de la haute fonction publique ne sont pas anodines. Dans le secteur public, les quotas de parité se basent sur le nombre de femmes nommées et non sur le nombre de femmes en poste comme dans le secteur privé. De plus, il n’y a pas d’index d’égalité professionnelle dans le secteur public comme cela existe dans le secteur privé. Pour Nathalie Pilhes, ce tabou autour des chiffres de l’égalité professionnelle dans la haute fonction publique est problématique. « Pourquoi ? Parce que le secteur public, c’est le cœur même du pouvoir”.

Elle souhaite que se démocratise l’idée que l’égalité est une question de qualité de la décision publique. C’est un sujet d’intérêt général, lié à des questions de partage du pouvoir. Une des solutions, à ses yeux, est de renforcer les réseaux féminins internes d’entraide et de mentorat.

Des femmes immobiles socialement mais mobiles au regard du genre

Elsa Favier, sociologue à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), s’est intéressée pendant huit ans au bouleversement majeur de ces dernières années que représente la féminisation de la haute fonction publique.

En étudiant les rapports de classe et de genre, la sociologue a mis en évidence que la féminisation de la haute fonction publique n’a pas mis fin au recrutement élitiste et classiste du concours de l’ENA. Contrairement aux hommes qui intègrent l’ENA, les femmes énarques sont plutôt immobiles socialement: elles viennent des classes supérieures de la société. Elsa Favier note toutefois une mobilité de genre. Pour ces femmes, intégrer l’ENA revient à s’écarter du modèle de rôles sexués qui a existé dans le couple de leurs parents (père dans la haute fonction publique, mère au foyer) et/ou dans leur couple (elles occupent un poste supérieur à leur mari).

Rapports de classe et de genre au temps : conjuguer vie personnelle et professionnelle en tant que femme dans la haute fonction publique

Pourquoi les femmes des classes supérieures valorisent-elles les postes de la haute fonction publique alors que ce modèle de carrière joue en leur défaveur avec un temps travail démesuré ? La sociologue Elsa Favier note un rapport ambigu des femmes et des mères vis-à-vis de ce modèle d’excellence temporelle : elles le critiquent tout en le valorisant.

Tout d’abord, Elsa Favier explique que, pour les classes supérieures, le rapport au temps est un enjeu de distinction sociale : la mesure du pouvoir est proportionnelle au temps passé à travailler chaque jour. L’apprentissage de ce type de rapport au temps fait partie de la socialisation des familles des classes supérieures. Cette socialisation se retrouve ensuite dans les classes prépa qui valorisent l’urgence et la disponibilité 24h/24. L’ENA contribue aussi à cela, avec des stages en ambassades par exemple. Les ambassades sont des lieux particuliers puisqu’il y a une absence totale de séparation entre vie professionnelle et personnelle : on vit sur son lieu de travail, on travaille même le weekend, etc.

Ensuite, la sociologue rappelle que les personnes qui sont en mesure de se plier à de tels impératifs temporels sont celles/ceux qui peuvent se permettre de déléguer une partie du travail domestique. D’un côté, dans les couples hétérosexuels, les hommes travaillant dans la haute fonction publique ne s’occupent pas des tâches domestiques au sein du foyer, celles-ci reviennent à leur conjointe (création d’inégalités femmes/hommes). De l’autre côté, les femmes de la haute fonction publique ont économiquement la possibilité de déléguer ces impératifs domestiques, socialement assignés à leur genre. Ces tâches sont alors effectuées par des femmes issues de classes sociales moins aisées (création d’inégalités de classe sociale). La conquête des postes de la haute fonction publique par les femmes des classes supérieures renforce donc en parallèle les discriminations de classe.

Se plier aux codes de la virilité pour être légitime dans la haute fonction publique

Elsa Favier rappelle qu’il y a des conditions pour que les femmes énarques soient reconnues comme légitimes dans la haute fonction publique. Elle donne l’exemple des stages en préfecture et ambassade qui constituent un moment clé, différent pour les femmes et les hommes. Les hommes apprennent par imitation de leurs supérieurs masculins. Les femmes sont confrontées au fait que les seuls modèles féminins disponibles occupent des postes inférieurs ou des rôles d’épouse. 

Dans des fonctions très masculines, comme celles de préfet·e, il est rare que les femmes échappent aux suppositions d’illégitimité qui pèsent sur elles. Il s’agit, par exemple, d’idées selon lesquelles elles seraient arrivées à ce poste grâce aux quotas ou à un mari/amant. Pour montrer leur légitimité, elles doivent s’ajuster aux normes viriles de la profession, tout en donnant des signes de féminité. Elles doivent alors apprendre à gérer leur corps, un corps qui renvoie à une altérité.

La légitimité est un sujet primordial pour les femmes de la haute fonction publique. Delphine Cervelle, directrice générale des services à la ville de Saint-Ouen, explique qu’elle trouvait son parcours légitime et ne comprenait pas l’importance des quotas. Mais c’était avant de voir sa candidature refusée au motif qu’elle était mère de trois jeunes enfants : personne ne se pose la question de la légitimité pour un homme, alors qu’on se la pose pour une femme, surtout quand on est une femme. Il y a un sentiment d’imposture dès lors qu’on s’approche du pouvoir”. Pourtant, elle reste optimiste. Elle est convaincue que les changements se verront sur le long terme : “on pourra se dire que l’égalité est là quand on pourra se retourner sur notre carrière et se dire qu’elle aurait été la même si on avait été un homme”.

Maud Charpentier, 50-50 Magazine

Illustration de Une par Tommy.

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