Articles récents \ Matrimoine Margaux Brugvin : «j’ai réalisé que je n’avais étudié aucune artiste femme pendant les cinq ans que j’ai passés à l’École du Louvre»

Margaux Brugvin est diplômée de l’École du Louvre. Après ses études, elle a travaillé dans le milieu de l’art, dans des galeries puis dans une foire d’art contemporain, un milieu où les femmes souffrent d’une invisibilisation considérable. Pendant le confinement, elle a commencé un projet de revalorisation du matrimoine artistique, en publiant chaque dimanche, sur son compte Instagram, une vidéo d’une dizaine de minutes qui présente le travail et la vie d’une artiste. À travers ses vidéos à la fois précises, complètes et accessibles, elle rend hommage aux femmes artistes et leur offre une visibilité nouvelle.

Comment est né votre projet ? Pourquoi avez-vous décidé de vous lancer dans ces portraits d’artistes femmes ?

Je réfléchissais depuis longtemps à un projet de vidéos sur les artistes de manière générale, sans trouver le bon angle, le bon ton. Je voulais éviter d’adopter une démarche de vulgarisation trop humoristique et simplificatrice, sans pour autant tenir un discours trop technique. Depuis quelques années, je m’intéresse de façon croissante au féminisme, et j’ai réalisé que je n’avais étudié aucune artiste femme pendant les cinq ans que j’ai passés à l’École du Louvre, ce dont je ne m’étais même pas aperçue à l’époque ! Ce qui est encore plus incroyable, c’est que j’ai d’abord pensé qu’il n’y avait simplement pas d’artiste femme aussi talentueuse que les hommes que j’avais étudiés. Je pars donc moi-même d’assez loin.

D’ailleurs, lorsqu’en 2009, la commissaire d’exposition Camille Morineau avait organisé l’exposition elles@centrepompidou, consacrée exclusivement aux femmes artistes, je ne comprenais ni l’intérêt de ghettoïser les femmes artistes, ni l’importance de les mettre en avant. C’est en faisant des recherches, plus tard, que j’ai réalisé qu’il y avait un grand nombre d’artistes femmes extraordinaires dont je n’avais jamais entendu parler. Je me suis alors plongée dans les travaux des historien·nes qui révisent l’histoire de l’art d’un point de vue féministe. Ma perception en a été bouleversée, et j’ai commencé à déconstruire tout ce que j’avais appris. Le projet des vidéos s’est mis en place au moment du confinement : j’avais besoin de m’occuper, de me fixer un objectif, alors je me suis lancée sans me poser les questions qui m’avaient jusque-là freinée.

Après vos études, vous avez travaillé dans une galerie puis dans une foire d’art contemporain. Était-ce plus dur pour une femme de se faire une place dans le monde de l’art ?

Là encore, ce n’est que récemment que j’ai pris conscience du sexisme dans le milieu de l’art, en discutant avec des amies surtout. Au début de ma carrière, nous nous racontions nos expériences, sans pour autant nous rendre compte du caractère systémique et de la gravité du problème : les plaisanteries et la drague de la part des collectionneurs, les gestes déplacés, les remarques sexistes ou paternalistes qui diminuaient notre travail parce que nous étions des femmes… De nombreuses personnes souffrent de mauvais traitements lors de leurs débuts en galerie, mais j’ai eu beaucoup de chance, car je n’ai jamais souffert de sexisme de la part de ma hiérarchie. Cependant, j’ai de nombreuses amies qui ont quitté leur travail à cause du sexisme quotidien.

Les artistes femmes souffrent non seulement d’un manque de visibilité, mais aussi d’un manque de documentation. Comment procédez-vous pour trouver des informations sur des artistes peu connues ?

Je commence systématiquement mes recherches en consultant la plateforme Archives of Women Artists, Research and Exhibitions (AWARE) qui rassemble des biographies de femmes artistes, la seule base de données uniquement consacrée aux femmes à ma connaissance. Je me réfère souvent au travail de l’historienne de l’art et commissaire Katy Hessel, qui tient le compte Instagram @thegreatwomenartists et le site du même nom, et a déjà travaillé sur de très nombreuses artistes. Je me tourne aussi parfois vers le site du National Museum of Women in the Arts (NMWA), qui se trouve à Washington. En dehors de ces références, mon travail est assez laborieux et consiste à trouver le plus d’informations possible à partir de sources variées. Pour les artistes du XXe siècle, je lis des interviews pour être la plus proche possible de leurs paroles, j’étudie leurs expositions, les différentes façons dont leur travail est présenté selon les époques.

Je suis très dépendante du travail des chercheuses/chercheurs qui travaillent sur ce sujet depuis les années 1970, bien qu’elles/ils soient souvent peu visibles. Je ne suis pas chercheuse, j’essaye surtout de transmettre leur travail. Je me réfère donc beaucoup aux catalogues d’exposition et aux diverses notices, et contacte des spécialistes quand je ne parviens pas à trouver d’informations assez précises. Pour les artistes très connues, comme Yayoi Kusama, les recherches sont assez simples, mais j’ai réalisé qu’il existait tout de même beaucoup de contradictions d’une source à l’autre, même dans des articles ou des catalogues très sérieux. Pour les artistes moins connues, notamment celles qui travaillaient avant le XIXe siècle, le problème est beaucoup plus complexe, car je dois me fier au travail d’un·e ou deux chercheuses/chercheurs, sans pouvoir confronter mes sources. J’ai dû renoncer à parler de certaines artistes très intéressantes, car je ne peux traiter que de celles qui ont déjà fait l’objet de travaux de recherche, alors qu’il y a encore des centaines d’artistes à redécouvrir.

 

Judith Leyster : femme effacée 

Pensez-vous qu’il existe de véritables progrès, durables, concernant la visibilité des femmes artistes ?

Un véritable mouvement se met en place, grâce aux féministes et à la pression qu’elles/ils exercent sur les institutions, et à la démarche pédagogique des chercheuses/chercheurs qui travaillent pour faire comprendre les mécanismes d’invisibilisation dont souffrent les femmes artistes. Je m’en rends notamment compte avec mes vidéos : donner des exemples précis de ces phénomènes permet de rendre ce combat plus concret, de faire prendre conscience du sexisme qui existe encore dans le milieu de l’art. L’aspect pédagogique est absolument essentiel pour que des actions soient mises en place. Bien sûr, j’ai peur que ce ne soit qu’un phénomène de mode, ou qu’il y ait un backlash comme celui qui a suivi la deuxième vague féministe, mais je suis plutôt optimiste. J’espère que chaque vague nous permet de progresser, et que certaines avancées ne seront pas remises en cause. Tant que la parité dans les musées ne sera pas atteinte, au moins dans les musées d’art moderne et contemporain, ces initiatives resteront absolument nécessaires.

Les mentalités ont-elles aussi évolué dans les écoles d’art ?

Je ne peux pas généraliser à l’ensemble des formations, mais je sais que la situation a très peu évolué, surtout à l’École du Louvre, même si les progrès sont plus rapides à la Sorbonne, où il existe par exemple depuis plusieurs années des cours de Gender studies. En revanche, je suis très impressionnée par la nouvelle génération d’étudiant·es, beaucoup plus engagée que la mienne sur la question du féminisme, mais aussi plus largement des luttes intersectionnelles. Tou·tes savent d’ailleurs ce que ce mot signifie, alors que je n’avais jamais entendu ce terme il y a quelques années. Ces étudiant·es sont très politisé·es, renseigné·es, impliqué·es, et soulèvent ces problématiques auprès des administrations. J’ai énormément d’admiration et de confiance en cette génération, qui représente beaucoup d’espoir pour les femmes et l’histoire de l’art.

Qui est votre artiste préférée ?

La vidéo que j’ai eu le plus de plaisir à réaliser est celle qui porte sur Zanele Muholi. C’est une artiste que j’aimais déjà beaucoup, mais je n’avais pas réalisé la portée politique et la puissance de son message. Pendant toutes mes recherches, j’étais presque en transe, un état particulier sur lequel il est difficile de mettre des mots. C’est ce que je préfère : découvrir une œuvre absolument sublime, qui devient ensuite une fenêtre sur d’autres réalités, d’autres voix, d’autres pensées auxquelles je n’avais pas eu accès jusque-là. Cette correspondance entre la forme et le fond est vraiment ce qui a le plus de valeur pour moi en art.

Propos recueillis par Lou Cercy 50-50 Magazine

@margauxbrugvin

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