Articles récents \ DÉBATS \ Témoignages Anissa Ayadi, cheffe cuisinière : « C’est contradictoire de dire que la cuisine est un milieu d’hommes alors qu’on a tendance à croire que c’est plutôt une tâche de femmes »
J’ai un profil de communicante puisque j’ai fait une école de communication et je suis diplômée d’un master de communication. Un jour, en cuisinant je me suis dit qu’il fallait que j’en fasse mon métier, j’ai toujours aimé cuisiner et je pensais que je pourrais vraiment m’épanouir dans ce milieu-là. Ma conseillère pôle emploi m’a dirigée vers un CAP cuisine. J’y suis donc allée et en suis partie au bout de 30 minutes, car je me suis dit que ça n’allait pas me convenir. La durée était de 7 mois et il y avait beaucoup de théorie et très peu de pratique.
J’ai commencé un premier travail dans un service de traiteur qui s’appelle La Petite Table. La patronne ouvrait un autre restaurant de pâtes Rue de Saitonge dans le 3ème arrondissement. Elle cherchait un·e sous-chef·fe, j’y suis allée. C’était très intense, je travaillais jusqu’à 12h par jour, en faisant le service du midi et du soir. J’y suis restée huit mois : les cinq premiers mois j’étais sous-cheffe et après je suis passée cheffe. J’ai pu apprendre à gérer et comprendre toute la logique d’une cuisine, mais aussi le stress qui va avec. Ensuite, un restaurant végétarien, La Maison Nomade cherchait un·e nouvelle/nouveau chef·fe. On m’a proposé le poste. Nous étions quatre en cuisine, j’avais trois personnes à driver et la création de plats tous les jours. C’était d’autres responsabilités qui m’ont permis au bout de huit mois de me lancer en tant qu’entrepreneuse et de créer mon propre service de traiteur.
Physiquement et psychologiquement, ce métier est très dur. C’est un métier de pression, il y a beaucoup de choses horribles qui s’y passent. Ce qui est anormal, m’est devenu normal. C’est contradictoire de dire que la cuisine est un milieu d’hommes alors qu’on a tendance à croire que c’est plutôt une tâche de femmes. J’ai l’impression qu’ils se sont totalement appropriés ce lieu.
Dans le second restaurant où j’ai travaillé en tant que cheffe, il n’y avait que des hommes. C’était compliqué d’arriver à 27 ans dans une cuisine où il n’y avait que des hommes qui avaient 10 ans de plus que moi. C’était aussi difficile de me faire respecter et de faire respecter mon autorité. Donc on en vient à se poser des questions : est-ce que c’est parce qu’on est une femme ? Est-ce que c’est parce qu’on n’a pas assez de capacités pour le faire ?
J’ai également eu une expérience dans un restaurant où c’est moi qui devais rythmer les tâches. Un des mecs en cuisine n’acceptait, n’admettait pas que je sois sa supérieure, ça le rendait malade. Un jour, il m’a lâché un « non ! » A ce moment-là, il était tellement violent que j’ai mis ma main devant lui car j’avais peur et il m’a broyé les doigts. J’ai commencé à ne plus me sentir en sécurité sur mon lieu de travail.
Le patron d’un autre restaurant, avait tendance à modeler ses serveuses à son goût, et les hommes évidemment on les laissait tranquilles. La différence entre les hommes et les femmes dans ce milieu, c’est que les hommes peuvent s’habiller comme ils veulent alors qu’on demande aux femmes de s’habiller un peu sexy car pour les patrons nos tenues font davantage consommer. Tous les jours, il y a un « viol de l’esprit », le fait que l’on s’approprie ton corps sans rien te demander, c’est une situation assez violente. Il y a vraiment l’idée d’un rapport de séduction pour faire consommer davantage, c’est limite de la prostitution.
En cuisine, j’avais l’impression que j’étais avec des prédateurs
Lorsque je suis devenue cheffe, je savais où je mettais les pieds. Y aller n’était pas une porte ouverte mais un combat. Aujourd’hui, plus j’en parle autour de moi, plus je m’aperçois que les gens ont envie d’autre chose, sont davantage dans la bienveillance. Pendant trop longtemps la parole des femmes n’existait pas. Je suis fière de voir qu’aujourd’hui les femmes osent dire. Cette liberté de prise de parole est importante et les hommes doivent aussi être acteurs de cette révolution.
Même si ça a été compliqué de faire entendre ma parole, à aucun moment je n’ai eu peur de le faire. Aujourd’hui il se passe réellement une révolution, je pense à Alexia Duchêne notamment qui a fait Top Chef·fe. Elle s’est faite violée à 15 ans en cuisine par trois hommes qui avaient 10 ans de plus qu’elle. La cheffe Laëtitia Visse qui a écrit Les Couilles. Dix façons de les préparer, avait 17 ans lorsqu’elle a été violée par son maître de stage dans un restaurant gastronomique. Il la bloquait dans les chambres froides, lui disait qu’il était son supérieur et qu’il pouvait faire ce qu’il voulait d’elle. Elle a cédé par pression. Elle explique dans un article du Monde qu’elle s’est donnée à lui à l’époque pour qu’il la laisse tranquille.
Ce n’est parfois pas évident d’être femme en cuisine, j’avais l’impression que j’étais avec des prédateurs. J’étais toute seule dans ma « cave », c’est-à-dire ma cuisine en sous-sol, loin du regard des autres. C’est effrayant. Dans cet univers, il y a quand même des couteaux, le feu qui allumé en permanence… Si on n’est pas en confiance dans cet univers c’est peut être assez dangereux.
J’avais la sensation qu’il fallait que je leur fasse entendre que l’on devait collaborer ensemble. J’ai donc fait en sorte d’être amie avec eux, je le faisais de bon cœur, on se racontait nos histoires. Jusqu’au moment où il y en a un qui a dérapé me faisant entendre qu’il était en manque de rapports sexuels avec d’autres femmes. Ça arrivait souvent. Lorsqu’on allait à des dîners de staff, à la fin du repas il n’en parlait qu’à moi et me serrait fort la main en me disant « tu ne connais pas quelqu’un, je n’en peux plus, j’ai envie, tu n’as pas une copine. » Pensait-il vraiment que j’allais lui « prêter » une de mes copines, il se serait servi d’elle, aurait utilisé son corps… c’est catastrophique comme manière de penser. Pour survivre dans cette cuisine, je suis donc devenue amie avec eux. C’est exactement ce que je dis sur la révolution féministe, il faut pour moi impliquer les hommes comme acteurs de cette révolution. En cuisine c’est un peu ce que j’ai essayé de faire. A chaque fois que je créais un plat, je leur faisais goûter, je les impliquais dans mes créations culinaires. Ils n’étaient pas juste des pions, ils contribuaient eux aussi au bon fonctionnement de la cuisine. Le sujet est d’abord de donner une parole aux femmes qu’elles n’ont jamais eu, tout en donnant la main aux nouveaux hommes.
J’ai donc créé Saisoné pour être seule, indépendante et ne pas être confrontée à ce genre de violences. Au début c’était compliqué de faire ma place et de trouver des client·es. Certain·es de mes ami·es travaillent dans des entreprises, elles/ils ont fait appel à moi. J’ai commencé en transformant mon appartement en laboratoire de cuisine. Je fais des prestations à domicile mais aussi des événements professionnels. J’ai une liberté dans ma création, tous mes menus sont créés sur mesure et adaptés aux événements.
Si j’avais un conseil à donner aux futures cheffes, je leur dirai de se faire confiances, de se sentir fortes, d’aller au bout de leurs rêves, de se réaliser. Je n’ai jamais été aussi heureuse que depuis que je me suis lancée. On ne sait pas où on met les pieds, on passe par des moments de doute, de remise en question, de peur. Mais je pense que c’est la plus belle des choses de pouvoir se réaliser et c’est à la portée de tout le monde.
Témoignage recueilli par Chloé Vaysse 50-50 Magazine