DOSSIERS \ Après #metoo, avons-nous plus d'alliés pro-féministes ? Pierre-Yves Ginet : l’homme en lutte contre l’invisibilité des femmes
Pierre-Yves Ginet est co-fondateur du magazine Femmes Ici et Ailleurs, un des rares magazines papier et en ligne traitant de l’actualité des femmes en France et dans le Monde. Issu du monde financier qu’il abandonne rapidement, Pierre Yves Ginet devient grand reporter en 1997, tombe en féminisme grâce à des manifestantes religieuses tibétaines. Las des rédactions sexistes qui n’acceptent pas ses reportages concernant les femmes combattantes, il décide de créer son propre magazine pour mettre en avant les femmes remarquables du monde entier.
Pierre -Yves Ginet vient d’un milieu social traditionnel. Après cinq ans d’années d’études dans la finance, il travaille pendant trois ans comme auditeur financier chez Price Waterhouse ou dit-il, il n’est pas malheureux. Ensuite, il devient analyste financier chez Hewlett Packard, dans un milieu professionnel, où les ingénieurs sont des hommes et les femmes leur assistante. Il a tout de même eu une supérieure hiérarchique avec qui il travaillera en binôme, mais très vite, son envie de voyager le taraude. Il prend d’abord des congés sabbatiques, puis des congés sans solde, grâce à sa cheffe, avec un contrat à temps partiel annualisé, et en 1997 quitte définitivement le monde de la finance pour celui du reportage.
Il voyage seul ou accompagné pendant plusieurs années et devient selon ses dires « accro » aux voyages. Il s’intéresse particulièrement au Tibet et devient alors grand reporter : il passera deux ans en Himalaya, son sujet de prédilection étant l’occupation du Tibet par la Chine.
Au début, il ne regarde pas les femmes et avoue : « j’étais la caricature de ce que je dénonce aujourd’hui, le produit de ce que je vois encore actuellement et que j’essaie de faire changer. » C’est à l’occasion d’un voyage en Himalaya, qu’il repère des groupes de religieuses manifestantes tibétaines « qui avaient l’air très énervées ». Il va à leur rencontre et découvre que ce sont des prisonnières politiques qui, suite à leur détention de deux à trois ans étaient en exil. Il se souvient et dit : « Elles sont toutes jeunes, et je suis complètement ébahi par leur force quand elles me racontent ce qu’elles ont accompli, car c’est bien cela qu’elles dégagent, de la force. Ce sont vraiment des géantes ».
Il décide alors de faire un reportage sur ce sujet et y passera trois ans et demi. Il découvrira que ces jeunes religieuses ont été en première ligne de la résistance pour la survie de l’identité tibétaine contre la Chine. Elles sont aussi en résistance sociétale car la société où elles vivent est très hiérarchisée, il y a les moines en haut de la pyramide, ensuite les hommes, puis les femmes et enfin, tout en bas de l’échelle, les religieuses. Elles mènent donc un double combat. Finalement il fera le tour de 56 couvents pour réaliser un reportage très documenté sur ces femmes hors du commun. Ceci donnera lieu à des expos, des livres, et des articles.
Il fera également un reportage sur la prostitution galopante à Lhassa où il dénoncera les conditions de vie de ces femmes et le système qui les exploite. Pierre Yve Ginet est abolitionniste, fait partie de l’association Zéromacho et considère donc que la prostitution est une violence patriarcale.
» Des géantes «
C’est pendant cette période que naît son admiration pour toutes ces femmes qui résistent et qu’il qualifie de « géantes » tant leur force et résiliences sont remarquables. C’est aussi à ce moment là qu’il se pose la question de leur invisibilité : pourquoi donc personne ne les connaît ?
Il veut témoigner en tant que grand reporter et se heurte à presque toutes les rédactions, y compris celles des magazines féminins. Soit elles ne sont pas preneuses de ses reportages, soit elles sont intéressées par ce que les femmes ont subi en prison et non par ce qu’elles ont fait en tant que combattantes. C’est pour lui le début des révélations des comportements sexistes et discriminatoires.
En 1995, les premières études genrées sur l’information sont effectuées par le Global Monitoring Média Project (GMMP). Ce qu’il ressent est donc vérifié par des chiffres qui montrent de façon patente l’invisibilité des femmes dans les médias.
Puisque les rédactions sont sourdes, il décide de faire des expositions dans de très nombreux pays pour sensibiliser le public sur la place des femmes et leurs combats. Il « tombe dans le féminisme » en lisant des parcours de femmes exceptionnelles comme les mères de la place de Mai ou Leyla Zana, alors députée kurde de Turquie et d’autres femmes extraordinaires.
En 2001, il ne peut plus retourner en Chine et rencontre la directrice du Centre d’Histoire de la déportation à Lyon, qui présente des expos temporaires et lui propose un projet d’exposition autour des femmes en résistance dans le monde contemporain. Elle est enthousiaste et ils travaillent ensemble sur plusieurs sujets. Il fait alors des reportages dans trente pays du monde pour les rapporter sous forme d’expositions. Il essaie encore une fois de les proposer, en parallèle, aux rédactions mais il reçoit le même accueil qu’auparavant : soit négatif, soit voyeuriste, voulant tout savoir sur la souffrance des femmes mais pas leurs combats, leur héroïsme. « A chaque fois qu’un reportage était accepté, il était coupé ! » explique t’il.
Pierre-Yves Ginet décide alors d’arrêter les grands reportages et de continuer seulement avec des expositions et raconte les histoires telles qu’il les a vécues et non tronquées par les rédactions. Il a la chance d’avoir trois marraines prestigieuses pour ce projet : Lucie Aubrac, Taslima Nasreen, et Marie Josée Chombart de Lauwe (très grande résistante). L’admiration totale qu’il voue à ces femmes, et le fil de ses rencontres et de ses lectures l’amènent naturellement au féminisme. Puisque les femmes aussi extraordinaires soient-elles, sont inconnues du public, il faut les rendre visible se dit-il depuis le début.
En 2003, avec des ami·es, il avait déjà crée l’association Femmes Ici et Ailleurs pour faire vivre les expos qui ont des vertus pédagogiques. Pendant dix ans, il continue ces expos et développe avec d’autres partenaires une expertise en la matière. En 2006, il fait des expos dans de très grands Musées, à partir de son travail et de celui d’autres photographes. C’est un travail de fond qui permet une sensibilisation élargie au combat des femmes dans tous les pays. Il a lui-même guidé 650 groupes dans ces expositions durant cette période. Il y a eu des milliers d’expos avec environ un million de personnes sensibilisées durant ces dix ans.
Femmes Ici et Ailleurs
En 2012 il co-fonde le magazine Femmes Ici et Ailleurs. A la suite d’un fort ras-le-bol vis-à-vis des rédactions, son équipe et lui se disent : « puisqu’ils ne veulent pas le faire, nous allons le faire ». Avec des ami·es journalistes, des graphistes, il lance ce magazine d’actualité internationale qui parle des femmes et dont l’objectif est de réveiller les consciences.
C’est un succès et en 2016, Femmes Ici et Ailleurs obtient le prix de l’égalité, il est élu meilleur magazine de l’année. La même année, il est nommé au Haut Conseil à l’égalité (HCE). Il y approfondit sa culture du féminisme et dit-il, passe trois années très riches avec des femmes formidables et très expertes, sous la présidence de Danielle Bousquet. Il découvre que « la culture de l’égalité cela se construit. »
Pierre-Yves Ginet se dit féministe et ajoute : « je prends simplement la définition du dictionnaire et préfère ne pas m’attarder sur des questions de sémantique pour me définir. En tant qu’homme féministe, je suis d’abord motivé par la question de justice. Quand on regarde les chiffres des violences et des discriminations ça devrait faire bondir », déclare-t-il. C’est le cas pour celui qui a décidé d’agir. « En tant qu’homme, il faut se remettre en question et se poser des questions, c’est une discipline qui demande de l’humilité. On doit toujours avoir un regard sur soi, on est obligé de progresser. C’est très enrichissant intellectuellement, cela fait plus de vingt ans que je continue d’apprendre. Je dois encore et toujours me libérer de certains comportements. Le féminisme est très complexe, j’aime cette recherche, c’est une matière très vivante » ajoute t’il.
Il a pour but de partager la culture de l’égalité, et essayer de décrocher les stéréotypes d’un côté comme de l’autre. Car les chiffres seuls ne mobilisent pas, c’est un long processus de sensibilisation et d’éducation qui peuvent changer la donne. Pour Pierre Yves Ginet, ce travail au sein du magazine va plus loin que réparer une injustice, c’est aussi un espace de liberté et de transformation
Le magazine lui-même a évolué car, de simple magazine papier, il devient un media pluridimensionnel, maintenant également en ligne, qui propose des évènements en présentiel ou en virtuel, des rendez-vous avec des invité.es partageant tout.es une culture de l’égalité, des podcast, qui permettent de faire vivre une sorte de Club auquel on peut adhérer selon diverses formules d’abonnement. Les interventions des invité.es laissent des temps de parole importants aux participant·es. L’idée est de toucher tous les publics, tous les territoires et même l’international.
« Les gens n’ont pas peur de venir car Femmes ici et Ailleurs ne se labellise pas militant. C’est ainsi que nous touchons une très grande diversité, en complément des militant·es. Nous parlons des violences faites aux femmes et les dénonçons, mais nous insistons sur les femmes inspirantes, actives et positives » explique t’il.
Il dit avoir inventé un nouveau modèle de media qui ne comporte aucune publicité, n’est pas vendu en kiosque mais diffusé en interne par les membres du Club qui sont payées pour cela. C’est une forme de démarche entrepreneuriale. Les femmes qui y travaillent arrivent à un résultat au bout d’un ou deux ans. C’est un processus qui vient de l’associatif et une invention de modèle économique toute l’équipe est sont fière.
Pour Pierre-Yves Ginet, la culture de l’égalité est un but mais aussi une manière de vivre, une remise en question permanente, un apprentissage et un épanouissement personnel tant humain qu’intellectuel.
Roselyne Segalen 50-50 Magazine