Articles récents \ France \ Société Marie Gervais : « j’ai eu ce refus net, sans appel : “on ne parle pas de sa vie privée, on laisse faire les pro” 2/2
Dans son livre Il me tue cet amour, Marie Gervais raconte huit années de violences patriarcales, de 16 à 23 ans. Elle explique comment elle a réussi à sortir de cet engrenage de violences pour entamer son chemin vers la reconstruction. Un témoignage fort, pour guérir et surtout pour prévenir. Aujourd’hui, elle montre qu’il y a un “après” les violences patriarcales et veut sensibiliser dès le plus jeune âge, surtout à l’heure où les réseaux sociaux renforcent les mécanismes d’emprise.
Que faites-vous aujourd’hui ? Où en êtes-vous dans votre parcours personnel et professionnel ?
Aujourd’hui, j’ai bientôt 42 ans. Je suis avec un nouveau compagnon depuis 16 ans. J’ai deux grands ados de 15 et 13 ans. Je suis autrice : Il me tue cet amour est mon huitième livre. L’écriture a toujours été mon truc : toute petite je voulais déjà devenir écrivaine. J’ai commencé par être blogueuse au tout début des blogs, puis je me suis orientée vers les livres. Les sept premiers livres que j’ai écrits traitent de la créativité et de la parentalité. C’est le sujet de l’éducation qui me passionne : avant, je m’intéressais à la relation parent-enfant, comment elle pouvait faire grandir ou abîmer un enfant. Dans Il me tue cet amour, je me tourne vers l’éducation de façon plus large pour comprendre comment elle crée de la violence.
Il me tue cet amour était un projet que j’avais depuis longtemps. J’ai fait plein d’autres choses mais j’ai gardé cette idée en tête, comme si j’attendais le bon moment. Les témoignages que j’avais lu sur ce sujet me frustraient parce qu’on racontait les violences mais il n’y avait pas le “après”. Ce que je voulais faire dès le départ, en racontant mon histoire, c’était ouvrir sur l’“après”, montrer qu’on peut se reconstruire, qu’il existe une vie en dehors des violences. Les victimes sont persuadé·es du contraire.
Avoir sorti le livre est quelque chose d’énorme pour moi parce que les mots étaient dans mon ordinateur depuis 17 ans, mais ce n’est pas une fin en soi. Je veux vraiment être dans l’action en sensibilisant, notamment les plus jeunes.
Dans le livre, vous parlez d’un refus auquel vous avez fait face quand vous avez voulu témoigner dans un lycée. Est-ce qu’au final, vous avez eu la possibilité d’aller dans les écoles pour faire de la prévention ?
Absolument pas, non. J’ai été pendant deux ans auxiliaire de vie scolaire (AVS). C’est à ce moment-là que j’ai eu ce refus net, sans appel : “on ne parle pas de sa vie privée, on laisse faire les pro”.
Avant le confinement, j’avais commencé à discuter avec une professeure du collège de mon fils qui s’intéresse beaucoup à la question et qui avait justement fait un atelier sur les violences conjugales. En 2021, j’espère que je pourrais enfin entrer dans les écoles. Je pense que c’est très important. Une des problématiques premières qui fait que je suis restée dans la relation toxique, c’est que je n’ai pas pu me reconnaître comme victime. J’aimerais donc faire entendre aux victimes, à la société et aux auteurs de violences qu’elles peuvent commencer très tôt et par des petites choses qui sont des violences.
Où en êtes-vous de votre reconstruction aujourd’hui ? Considérez-vous avoir fini votre reconstruction ?
Il y a la reconstruction en tant que telle qui pour moi est terminée : je me considère comme une ancienne victime. J’aime aussi beaucoup le terme de “témoin résilient”. Par contre, cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus aucune séquelle. Il ne faut pas voir la reconstruction comme quelque chose de définitif, de complet. Il y a toujours des choses qui résonnent.
Le danger quand on vient de partir ou dans les années après, c’est de se dire : “c’est bon, c’est derrière moi, je suis guérie, j’ai envie de passer à autre chose”. Si on ne va pas chercher, comprendre pourquoi on a vécu ça, pourquoi on a accepté ces violences, cela va nous revenir dans la figure. Même après avoir fait ce travail, il y a toujours des choses qui viennent résonner en fonction de nos rencontres, des choses que l’on entend. La différence, c’est que maintenant, je suis totalement capable de les encaisser.
Quel regard posez-vous sur vous-même après ces 16 années de reconstruction ? Cela a-t-il changé depuis la parution du livre ?
La parution du livre a été une énorme marche. Il y a le travail éditorial avant la parution qui a été, par moments, assez douloureux. Il y a eu un vrai travail de coupe qui m’a poussée à accepter que quelqu’un vienne s’immiscer dans mon histoire. Cela m’a fait énormément avancer sur mon histoire.
Ensuite, la sortie du livre a été un peu violente. Une fois le livre publié, l’histoire ne vous appartient plus qu’à 20% et appartient à 80% aux gens qui vont la lire, l’interpréter et se projeter dessus. C’est l’étape ultime de détachement vis-à-vis de son histoire.
Enfin, il y a l’étape de la couverture médiatique, pour laquelle je suis surprise de me trouver très peu stressée. Je pense que cela veut dire que mon histoire est totalement intégrée et que je ne suis plus en train de remettre en cause ce que je raconte de mon histoire. Cette emprise psychologique qui nous fait remettre en cause ce que l’on vit est la plus longue à partir ; elle dure des années. Témoigner, c’est dire : “maintenant, il n’y a plus aucun doute, je le dis, c’est ça que j’ai vécu”.
A votre avis, à l’heure actuelle, quels effets ont les réseaux sociaux sur les mécanismes d’emprise que vous décrivez dans le livre ?
J’ai été très choquée quand Arnaud [le collègue d’un ami de Marie Gervais, victime de violences conjugales, dont elle parle dans son livre] me racontait comment se passent les violences conjugales à l’heure actuelle. Moi, j’avais des espaces de respiration, déjà avant les téléphones portables et avant internet. Ensuite, les premiers téléphones portables sont arrivés dans les trois dernières années de ma relation. Mais il y avait toujours des zones blanches. J’avais ces espaces de respiration.
Aujourd’hui, les réseaux sociaux, c’est du 24/24 : on ne peut pas toujours répondre à un coup de fil mais on a toujours le temps de répondre à un SMS. Ne pas répondre à un SMS, c’est une provocation en soi. C’est aussi un outil de surveillance qui est plus qu’étouffant, c’est vraiment mortifère. Je suppose qu’il n’y a pas un réseau social où la/le conjoint·e ne vient pas s’immiscer. Le problème c’est que je ne vois pas ce qui pourrait être fait pour que les réseaux sociaux ne soient pas un tel poison constant. Les victimes n’ont plus aucun espace de respiration.
Il y a un discours très important à tenir auprès des jeunes pour leur apprendre à dire “non”, leur apprendre à se réserver un espace vital. L’espace vital, c’est entre deux personnes mais c’est aussi sur les réseaux sociaux. Il faut apprendre à dire : “là non, je ne suis pas disponible”, “là je ne te réponds pas et c’est normal, tu n’as pas à le prendre mal”.
Les violences conjugales sont vraiment un problème systémique, qu’il faut attaquer sur tous les plans.
Propos recueillis par Maud Charpentier, 50-50 Magazine