Articles récents \ France \ Société Soad Baba Aissa : « En France, Il y a aujourd’hui une crispation religieuse qui provoque des reculs pour les femmes au sein de toutes les religions » 2/2
Soad Baba Aissa féministe, membre de Femmes Solidaires défend les valeurs de la République qui reposent sur une éducation émancipatrice visant à faire des citoyennes libres et égales/égaux. Forte de son expérience en Algérie, elle s’est engagée de longue date dans la promotion de la laïcité, un des piliers de l’émancipation des femmes.
Comment parlez–vous des questions de laïcité aux jeunes que vous rencontrez ?
Je vais à la rencontre d’élèves avec lesquel·les je travaille sur la citoyenneté et sur ses liens avec la laïcité. Qu’avons nous en héritage ? qu’est-ce que la laïcité ?Quand les jeunes filles désespèrent d’arriver à l’égalité, je leur montre que l’esclavagisme a bien été aboli, que les différences de droits liés à la couleur de la peau ne sont plus acceptables aujourd’hui, que des gens se sont battus pour l’abolition de l’esclavage pendant des siècles. et plus récemment contre l’apartheid. Il faut leur démontrer que la différence ne doit pas engendrer une infériorisation des individus et ne doit pas créer des droits différents. Dans une démocratie, les lois doivent créer de l’égalité entre les individus.
Que peut-on faire avec les familles ou à l’école pour faire cesser ces «guerres»?
Je pense que les hommes et les femmes politiques de tous bords doivent regarder la réalité en face et cesser le clientélisme, arrêter avec le fantasme du vote « musulman » etc. En France, l‘école est le creuset de la République, il faut que cette école publique soit respectée et qu’on lui redonne les moyens dont elle a besoin. On ne peut pas la priver de ses moyens humains et financiers en privilégiant les écoles privées, majoritairement confessionnelles, en laissant croire que l’école publique et laïque ne serait plus à la hauteur.
L’école publique et laïque a des enseignant·es de valeur et courageuses/courageux, elle a besoin que les politiques aient la volonté de remettre l’école à la base de tout projet politique et redonner aux enseignant·es la place et la considération qui leur reviennent. Si les parents peuvent entrer dans l’école, il y a des limites qu’ils ne doivent pas dépasser. On a besoin d’un gouvernement qui porte un projet ambitieux pour l’école et lui redonne de vrais moyens, pas du saupoudrage et d’innombrables réformettes inutiles.
Il y a un gros travail à faire sur les mentalités. On a permis à des organisations polico-religieuses d’avoir plus de place dans la société que les enseignant.es ou les associations laïques.
L’école sur quatre jours et les temps périscolaires ont favorisé aussi les dérives. Sans relancer la bataille public-privé, je pense que les écoles sous contrat n’ont plus à bénéficier de tels subsides de l’État, qui sont retirés à l’école publique. Rappelons nous que les ABCD de l’Egalité ont été retirés sous la pression d’organisations religieuses de toutes obédiences et de l’extrême-droite, ils ont été sacrifiés. Ces organisations ont fait pression sur les parents en diabolisant le contenu des ABCD de l’Egalité. La lâcheté du gouvernement de l’époque a favorisé ces groupuscules réactionnaires. Il ne faut pas oublier qu’ils portent des projets politiques, que ce soit Civitas ou les islamistes qui ont marché ensemble contre le mariage pour tous, contre les ABCD, ils ont inventé les journées de retrait de l’école incitant les familles à enlever leurs enfants de l’école publique et laïque car y serait enseignée « la théorie du genre ». Sans amplifier le phénomène, je ne le sous-estime pas car c’est un projet politique qui se profile : diviser la société en communautés religieuses, identitaires, qui auraient des droits différents. Ils transforment la religion en identité, ce qu’elle n’est pas.
Comment la laïcité en tant que principe de paix civile favorise-t-elle l’émancipation des femmes ?
Pour moi la laïcité représente vraiment la paix civile. Elle a été montrée comme une opinion politique alors qu’elle est un principe d’organisation de la société. Du coup on a laissé l’extrême-droite s’en emparer et en faire un outil raciste contre les populations migrantes et contre les citoyen.nes français.es nées sociologiquement musulman.es. La laïcité est un outil de paix civile qui offre des libertés. La gauche de progrès, anticléricale, s’est tue au nom de la lutte contre le racisme et a laissé se mettre en place une culpabilité collective liée au colonialisme, passant bien souvent sous silence les droits des femmes. Elles en font les frais, en particulier dans les quartiers populaires où l’État est défaillant et où la politique « des grands frères » a sapé leur autorité et réduit leurs possibilités d’émancipation. Dès 1989 des imams islamistes sont arrivés d’Algérie et se sont installés dans les quartiers. Certain·es s’en sont félicité.es, pensant amener la paix sociale et diminuer les problèmes de drogue, d’économie souterraine dans les quartiers où le taux de chômage est toujours le plus élevé.
Les petits caïds des quartiers sont pour certains devenus des petits caïds islamistes. Tout cela a mis à mal tout le travail que les filles de ma génération ont fait auprès de leurs familles pour sortir du tabou de la virginité, avoir le droit de sortir, faire des études supérieures, choisir son mari, être reconnues pleinement comme des actrices économiques de la famille en ramenant un salaire etc… Tout cela a volé en éclats ! Certes, les mariages mixtes ont augmenté, je suis heureuse de cette mixité, mais avec trop souvent la contrepartie de la conversion religieuse (devenir musulman.e). Dans les années 1980, les garçons nous trouvent déjà trop libres, trop émancipées, ils préfèrent parfois aller chercher les filles qu’ils pensent soumises « au bled ». Comment peut-on faire avancer l’émancipation des femmes avec des hommes qui pensent encore que l’honneur des femmes se situe entre leurs jambes ? Des hommes qui rêvent aux « 72 vierges » ?
Il y a aujourd’hui, en France, une crispation religieuse qui provoque des reculs pour les femmes au sein de toutes les religions. Ces comportements régressifs sont banalisés et vus avec un certain laxisme, surtout quand cela concerne les libertés des femmes. Cette notion de séparatisme a été engagée par les politiques depuis longtemps. La ghettoïsation a arrangé beaucoup de monde.
Au début des 30 glorieuses, la population maghrébine vit majoritairement dans des bidonvilles. Leur revendication légitime est d’en sortir pour vivre dans un environnement décent. Petit à petit, elle accède au logement social dans une mixité sociale bénéfique. Mais certains partis politiques vont jouer la partition d’un « prolétariat blanc » qui se sent déclassé. Les dirigeants politiques vont diviser ce prolétariat par l’accession à la propriété, en creusant le fossé, petit à petit, au sein d’une même classe sociale et réduire à néant la mixité sociale. Alors que la mixité existe à l’usine et dans les syndicats, elle va régresser dans l’habitat pour se déliter à tous les niveaux. Le regroupement familial va aussi être un facteur déclencheur car l’arrivée des femmes va poser un problème aux hommes qui trouvent que les « Françaises » risquent de donner des exemples de liberté…. « à leurs épouses ». Pourtant les femmes ont des revendications communes : le droit à la contraception et à l’avortement, la lutte contre la même prison patriarcale…
L’émancipation des femmes pose un problème aux hommes. La ghettoïsation va arranger les hommes en permettant le contrôle des femmes, contrôle qui va s’accentuer par le port du voile, marqueur identitaire. La ghettoïsation arrange ainsi les politiques qui contrôlent plus facilement leur population immigrée, permettant de classer les individus par ethnie, par couleur, par religion. Cette division, porteuse de communautarisme va s’amplifier avec l’arrivée des islamistes et leurs discours de victimisation. La victimisation collective prend le pas sur l’émancipation individuelle, l’émancipation citoyenne. Le contrôle des femmes se renforce insidieusement mais sûrement au nom d’un retour et d’un recours à la religion.
En quoi l’État français est-il ou a-t-il été défaillant ?
L’État français accentue les inégalités parce qu’il n’aide pas les jeunes femmes qui s’émancipent et porte un regard stigmatisant sur les hommes, les jeunes hommes, héritiers de l’immigration. Ce regard n’arrangent pas les relations femmes/hommes. Les jeunes filles et jeunes hommes se retrouvent majoritairement au chômage en sortant de l’école ou de l’université, ce qui ruine toutes leurs espérances d’ascension sociale.
Aujourd’hui les jeunes filles connaissent cette crise identitaire, souvent propre à leur âge, elle se rallient à ce qu’elles pensent être une posture religieuse, sans se rendre toujours compte qu’il s’agit d’un projet politique. Les diktats s’imposent sur l’ensemble de leur vie, non seulement sur leur façon de s’habiller mais aussi de penser, de manger, de se comporter. Ce sont tous ces comportements sociaux qui leur sont dictés qui fabriquent aussi le communautarisme. Le ramadan est devenu un comportement social plus qu’une pratique religieuse. Au restaurant ou chez certains commerçants, nous sommes mis.es en garde contre la présence de porc ou d’alcool car on pré-suppose à notre « apparence » que nous sommes musulman·e. C’est une manière de nous infantiliser et de penser à notre place en nous plaçant d’office dans une case. Lors d’interview, on me demande de réagir « en tant que musulmane » parce que je suis d’origine algérienne ! Je réponds en tant que citoyenne française avec la richesse de mon histoire, je ne suis qu’une musulmane sociologique.
Comment réparer un tissu social laïc et égalitaire ?
Il faut prendre des mesures économiques et culturelles. Il faut redonner des moyens aux associations progressistes pour un véritable retour de l’Éducation populaire. Il faut redonner à l’école ses lettres de noblesse avec l’ambition et les moyens nécessaires. Il faut aussi (re)faire travailler ensemble l’Éducation nationale et l’Éducation populaire, pas uniquement sur le papier. Je suis allée à l’école de la Maison des Jeunes et de la Culture (MJC). Ma culture cinématographique et littéraire me vient de la MJC. Je me souviens de grands débats avec des cinéastes comme René Vautier, avec les films italiens, russes, les débuts du cinéma japonais… C’est grâce à tout cette éducation populaire que j’ai compris les films burlesques de Charlie Chaplin et les différentes écritures cinématographiques. La MJC complétait l’école, enrichissait notre culture. Aujourd’hui les revendications cultuelles ont pris le pas sur la culture dont les objectifs premiers sont de développer le savoir, la sensibilité, les connaissances et l’esprit critique. On a besoin de l’éducation populaire qui est un pilier du contrat social et est créatrice de lien social, par le biais des associations, éducatrices et éducateurs engagé.es pour une éducation émancipatrice qui vise à faire des citoyen.nes libres et égales/égaux.
Propos recueillis par Marie-Hélène Le Ny 50-50 Magazine