DOSSIERS \ Après #metoo, avons-nous plus d'alliés pro-féministes ? Le rôle des hommes dans l’histoire du féminisme
Parce que le féminisme est un mouvement militant pour l’amélioration des droits des femmes dans la société, il a longtemps été (et encore souvent) réduit à une lutte de femmes pour les femmes. L’engagement croissant des hommes est nécessaire, et il est aujourd’hui réel. Il soulève cependant des questionnements, comme en témoignent notamment les débats sur la non-mixité ou l’inclusion de toute l’humanité dans la lutte pour l’égalité des sexes. S’intéresser aux militants féministes s’interroger sur le rôle des hommes dans l’histoire du féminisme est une démarche qui s’avère délicate.
Dans l’histoire, des hommes se sont engagés pour les droits des femmes. Dès 1673, dans De l’égalité des deux sexes, le philosophe Poullain de la Barre soutient que « l’esprit n’a pas de sexe ». Pour lui, les différences dans les fonctions reproductives n’affectent en rien les capacités des femmes, tandis que la différence de mœurs « vient de l’Éducation qu’on leur donne », une opinion que peu de ses confrères partagent.
Un siècle plus tard, Nicolas de Condorcet affirme lui aussi, dans De l’admission des femmes au droit de cité, que la différence entre les sexes n’est pas naturelle mais due aux lois et à la société, qui privent notamment les femmes d’éducation et renforcent la supériorité masculine.
Dans De l’éducation des femmes (1783), Pierre Choderlos de Laclos, bien plus célèbre pour Les liaisons dangereuses que pour cet essai, affirme que la femme, « née compagne de l’homme [et] devenue son esclave » au cours de siècles de civilisation, ne peut se libérer « que par une grande révolution ». Cela semble en effet nécessaire, puisque comme l’écrit John Stuart Mill en 1869, dans De l’assujettissement des femmes, l’inégalité entre les sexes « n’a pas d’autre origine que la loi du plus fort ». C’est à partir de cette époque qu’un plus grand nombre d’intellectuels font ce constat et se déclarent favorables à l’égalité femmes/hommes. Certains vont jusqu’à s’engager politiquement, comme René Viviani (1), Ferdinand Buisson (2) ou bien sûr Léon Richer (3), considéré par Simone de Beauvoir comme « le véritable fondateur du féminisme », qui fonde en 1870 l’Association pour les Droits des Femmes et organise huit ans plus tard un congrès international du Droit des Femmes.
Au fil des siècles, des hommes se sont bel et bien engagés pour soutenir les femmes, mais ils restent très minoritaires, face à des opposants nombreux, influents et véhéments. Parmi eux, Jean-Jacques Rousseau affiche ouvertement sa misogynie dans L’Émile ou De l’éducation (1762), déclarant que « toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce : voilà les devoirs des femmes ». Arthur Schopenhauer renchérit dans son Essai sur les femmes. « Il ne devrait y avoir au monde que des femmes d’intérieur, appliquées au ménage », écrit-il en 1851, une idée qui n’a pas, encore aujourd’hui, complètement quitté tous les esprits. Par ailleurs, l’engagement des quelques penseurs féministes reste avant tout intellectuel et philosophique, sans avoir de réels effets pour les femmes. Leur soutien à l’égalité des sexes s’inscrit souvent dans une réflexion plus large sur l’être humain, la culture ou la logique, plutôt que dans une véritable remise en question du patriarcat.
L’inégalité des sexes n’est pas naturelle
L’égalité femmes/hommes telle que la conçoit Poullain de la Barre découle avant tout du principe cartésien de séparation du corps et de l’esprit, tandis que pour Charles Fourier, à qui l’on attribue l’invention du mot féminisme, la libération des femmes est d’abord utilitaire. Il estime en effet que leur asservissement handicape la société et en retarde le développement. De plus, entre le XVIIe et le XIXe siècle, ce sont toujours les mêmes affirmations qui se répètent, les philosophes se bornant à déclarer que l’inégalité des sexes n’est pas naturelle mais culturelle, ce qu’affirme aussi Simone de Beauvoir en 1949 dans son révolutionnaire Deuxième sexe, preuve que tous les beaux discours des siècles précédents sont loin d’avoir fait avancer les choses.
Pourtant, depuis quelques années, les hommes féministes font l’objet d’un intérêt croissant. Le monde féministe anglo-saxon est particulièrement enclin à accueillir les hommes au sein de ses combats et à en faire « des camarades de lutte », pour reprendre le titre d’un chapitre de l’essai de bell hooks, De la marge au centre (1984). En France également, nombreux sont les travaux de recherche et ouvrages qui les mettent à l’honneur, comme Le féminisme au masculin (1977) de Benoîte Groult et plus récemment sous la direction d’Eliane Viennot et Florence Rochefort L’Engagement des hommes pour l’égalité des sexes (14e-21e siècle). Il est en effet important de reconnaître à ceux qui se sont engagés au cours des siècles une place dans l’histoire du féminisme : même s’ils sont peu nombreux, ils ont participé aux réflexions et actions qui ont permis de véritables progrès.
Ce processus de revalorisation peut cependant être maladroit, voire dangereux quand il se transforme en héroïsation. Dans Ces hommes qui épousèrent la cause des femmes, dix pionniers britanniques (2010), Martine Monacelli et Michel Prum vont jusqu’à écrire qu’« il est temps que les femmes reconnaissent leur dette envers ces champions et leur rendent leur part d’héritage », comme si, en raison de leur sexe, les hommes souffraient de la même exclusion de l’histoire que les femmes. Un peu plus tard, en 2018, l’émission Les chemins de la philosophie a diffusé l’épisode « Poullain de la Barre, premier philosophe féministe ? » Paul Hoffman explique pourtant dans La femme dans la pensée des Lumières, que « Poullain de la Barre n’est pas le premier féministe ; la plupart des thèmes de sa pensée se trouvent chez Christine de Pisan déjà ». Oublierait-on les femmes qui luttent depuis des siècles pour leur émancipation, au profit de ces « héros » ?
Comme le souligne très justement Alban Jacquemart dans sa thèse Les hommes dans les mouvements féministes. Socio-histoire d’un engagement improbable, « le processus d’invisibilisation des femmes dans l’histoire ne peut être mis en équivalence avec le silence fait sur quelques hommes ». De plus, l’idéalisation des hommes féministes tend à renforcer l’idée selon laquelle cet engagement serait « improbable », comme on le lit dans le titre de la thèse d’Alban Jacquemart. Il existerait deux groupes distincts incompatibles : les hommes d’un côté, les féministes de l’autre, avec quelques individus exceptionnels qui parviennent à conjuguer les deux.
Donner aux hommes une place juste au sein du féminisme relève d’un travail d’équilibriste. L’intérêt qui leur est porté risque d’invisibiliser les femmes dans leur propre combat, d’occulter des millénaires de lutte et de résistance. Cependant, reconnaitre leur existence, et en faire une preuve qu’être un homme féministe est loin d’être improbable, peut donner au féminisme une portée universelle et constituer pour les hommes une porte d’entrée dans la lutte pour l’égalité.
Lou Cercy 50-50 magazine
1 René Viviani (1863-1925) est un homme politique français, cofondateur du journal L’Humanité et président du Conseil entre 1914 et 1915.
2 Ferdinand Buisson (1841-1932) est un philosophe et homme politique français, et président de la Ligue des droits de l’homme de 1914 à 1926.
3 Léon Richer (1824-1911) est un journaliste français, engagé pour les droits des femmes tout au long de sa carrière, et à l’origine de nombreux congrès, conférences et organisations féministes.