Articles récents \ Culture \ Théâtre Typhaine D : « La question du sexisme dans la langue est au centre de mon travail »

Typhaine D porte plusieurs casquettes, les unes servant les autres. Le théâtre et le féminisme l’ont inspirée pour créer de nouveaux outils anti-sexistes, mais c’est la féminisation de la langue qu’elle préfère pour combattre le patriarcat. Elle agit seule sur scène mais participe aussi à des œuvres collectives militantes.

Quel est votre parcours ?

Après un passage en étude de droit, juste le temps de m’insurger contre le fonctionnement encore si patriarcal de la justice aujourd’hui, j’ai suivi 4 ans de formation professionnelle en école de théâtre. On ne parlait pas alors de #MeToo, mais on vivait déjà les violences et les humiliations banalisées sur les plateaux, lors des cours, des castings…

Sortie d’école, j’ai commencé ma carrière dans les milieux du théâtre et du cinéma traditionnels, donc conçus par et pour des hommes, tout en commençant à militer avec différentes associations féministes, dont Osez Le Féminisme ! et le Collectif Féministe Contre le Viol. À force d’échanges, de formations et de lectures féministes, j’ai développé plusieurs expertises sur les sujets des droits des femmes, des violences patriarcales, et du sexisme, notamment dans le monde de la culture.

J’avais donc une double vie : donner des conférences sur ces sujets, et subir ces même violences et discriminations dans mon travail. J’ai alors décidé de mettre en cohérence mes métiers d’autrice, de comédienne, de metteuse en scène, de conférencière, de formatrice et de coach au service de mes convictions progressistes, dont féministes.

Votre engagement féministe est total dans vos spectacles, quand et comment êtes-vous devenue féministe et militante ?

À l’adolescence, être regardée comme un objet sexuel par les garçons et les hommes a été très violent. La colère a monté, j’ai été traitée de féministe avant même de savoir ce que c’était. Puis, entre 2009 et 2010, je suis allée pour la première fois dans une réunion féministe. L’association venait de se créer : Osez le Féminisme ! J’ai compris que c’était mon chemin, instantanément. J’avais enfin trouvé des sœurs de luttes, qui comprenaient et partageaient mes colères, et nous pouvions ensemble les mettre au service de la lutte collective pour faire évoluer la société. Entrer en féminisme a été l’élément le plus déterminant, et merveilleux, de toute ma vie. J’y rencontre sans cesse des héroïnes formidables…

Vous avez gagné un prix d’éloquence organisé par la Fondation des femmes en 2018. Quel était le contenu de votre intervention et comment était composé le jury ?

Lorsque la Fondation des femmes m’a contactée pour y participer, j’ai hésité un instant, car cela mettait les femmes en compétition, et puis j’ai finalement accepté quand j’ai appris qu’il était réalisé en partenariat avec France Culture, et que nos messages féministes allaient être diffusés massivement, par Radio France et en ligne. Le fait que le jury allait être présidé par Christiane Taubira, ex-ministre de la Justice, m’a enthousiasmée : je l’admire et elle m’inspire infiniment, précisément par sa verve, son éloquence, son intelligence, son érudition, son impertinence, sa détermination et sa dignité.

Les thèmes et l’ordre de nos passages ont été tirés au sort. Je devais ouvrir le concours en parlant du continuum des violences patriarcales dont les féminicides. En juin 2018, peu de personnes en France, en dehors de nos cercles féministes, connaissaient ce mot, qui désigne le meurtre d’une femme par un homme, parce qu’elle est une femme et parce qu’il est un homme en patriarcat, et pense donc avoir un droit de vie ou de mort sur elle. Nous avions dix jours pour écrire le discours, j’y ai réfléchi et j’ai écrit surtout la veille et le jour même, c’est ainsi que je travaille.

Je voulais rendre femmage aux héroïnes victimes, nos sœurs assassinées qui nous manquent, sur toute la terre : les bébés tuées parce que nées filles en Inde ou en Chine, les 14 victimes du féminicide de l’école polytechnique de Montréal à la fin des années 80 où un masculiniste a assassiné des élèves ingénieures, ainsi qu’à Krisztina Rády (1) et à Marie Trintignan. J’ai parlé également de celles persécutées parce que lesbiennes, ou forcées de recourir à des avortements clandestins mortels, ou celles qui meurent des suites de ces violences sexuelles que sont les mutilations génitales féminines…

Pour cela, j’ai utilisé ma langue à la « Féminine universelle », que Christiane Taubira a saluée en me remettant le prix Gisèle Halimi, ce qui énerve infiniment certains journalistes misogynes. J’étais très émue, le discours a été vu de très nombreuses fois en ligne, et j’espère qu’il continuera de circuler tant que ce sera nécessaire. J’ai reçu beaucoup de messages émouvants, encourageants, inspirants, qui me donnent des forces pour poursuivre le combat !

Parlez-nous de votre spectacle « La Pérille Mortelle » ?

« La Pérille Mortelle », ma One Feminist Show, a été inauguré au théâtre du Café de la Gare à Paris en mai 2019. J’ai appelé ainsi ce spectacle en riposte aux propos affolés des vieux misogynes « couillocrates » de l’immortellement incompétente et illégitime Académie française qui prétendaient que l’écriture inclusive était un « Péril Mortel » pour notre langue. Dans ce titre, je fais donc allusion à ces hommes qui se disent « immortels ». J’ai alors commencé à écrire un texte à « La Féminine Universelle ».

J’emmène les gens en Matriarcate, un monde où les femmes dominent les hommes et les violentent impunément depuis la nuit des temps, justifiant le bien-fondé de cette domination à partir de critères soit-disant naturels. Dans ce monde-là, « la féminine l’emporte sur la masculine », et une académicienne misandre vient reprendre les mêmes arguments que ceux des académiciens, en inversé. J’ai eu des retours émouvants et encourageants de publics très variés. Évidemment de sœurs féministes aguerries, mais aussi de personnes plus nouvelles sur ces sujets, femmes ou hommes, qui n’avaient jamais vraiment eu l’occasion de percevoir le sexisme dans la langue. Il est larvé, banalisé, non seulement dans la langue mais dans tous les rouages du fonctionnement de la société. Ce spectacle permet d’élargir les horizons des possibles, il guérit et aguerrit notre regard, plus affûté ensuite pour repérer les injustices, et mettre en place des pratiques quotidiennes plus égalitaires.

Force est de constater que ce sujet est plus que jamais d’actualité. Le journal très à droite Causeur s’en est pris à moi lors de ma tribune de mars dans L’Humanité. Tout en disant que ce sont là des combats inutiles, les réactionnaires usent beaucoup d’encre, noyant leur manque d’arguments dans des tentatives d’humiliation des féministes, et prouvant ainsi que ce sont au contraire des sujets capitaux.

Combien de spectacles avez-vous à votre actif, et écrivez-vous tous vos spectacles ? Pourquoi le choix des contes ?

J’ai créé et je tourne trois spectacles féministes en one woman show.

J’ai d’abord écrit « Contes à Rebours », qui revisite les contes de fées pour, en passant par l’émotion, le rêve et le rire, donner des outils de soin de prévention des violences, particulièrement aux femmes et aux enfants. J’ai souhaité travailler cette matière des contes, car c’est l’imaginaire commun qui nous rassemble, et qui est truffé de représentations sexistes, d’une propagande misogyne même, trop peu remise en question, qui infuse intensément dans la société.

« Opinion d’une femme sur les femmes » est un texte de Fanny Raoul, une autrice révolutionnaire de notre matrimoine, qui a écrit ce manifeste féministe brillant en 1801. Sur scène, je mets son texte en résonance avec notre actualité, près de 200 ans plus tard, en jouant avec un Powerpoint. C’est une grande penseuse de notre histoire, visionnaire, qui mérite d’être connue et reconnue. Au fil des représentations, j’ai réalisé que sa parole parvient aussi bien aux lycéen·nes, qu’aux passant·es dans les rues d’Aubervilliers, ou encore dans des colloques universitaires.

Enfin, j’ai écrit ma One Feminist Show « La Pérille Mortelle » sur la question, entre autres, du sexisme dans la langue, idée centrale de mon travail.

Ces trois spectacles tournent dans les pays francophones depuis des années, pour des publics très divers et variés de tous les âges, c’est une très belle aventure qui continue et grandit !

Avez-vous d’autres projets en cette période difficile pour les artistes ?

Je travaille à la promotion de l’ouvrage collectif auquel j’ai participé Droits Humains pour Tou·te·s aux éditions Libertalia (2), avec Eliane Viennot (3), Christine Delphy, Géraldine Franck et la dessinatrice Emma. C’est un livre plaidoyer pour un langage plus égalitaire, et notamment pour cesser d’utiliser l’expression réductrice « Droits de l’homme » pour parler des droits des personnes humaines !

J’ai aussi beaucoup d’autres projets, de chansons féministes, de podcasts, de livres, de chroniques, de plateaux d’humour féministes, avec Sandrine Sand, de chansons féministes, de textes d’autrices féministes, comme la poétesse lesbienne Renée Vivien.

Avez-vous le sentiment que vous parvenez à dénoncer le sexisme ambiant ? Êtes-vous invitée dans les structures pour les jeunes ?

Oui, j’ai le sentiment de me battre du mieux que je peux, chaque jour, et avec tous les outils dont je dispose : théâtre, discours d’éloquence, échanges informels quotidiens, interventions et formations en entreprise, en associations, conférences, publications sur les réseaux sociaux, chansons, interventions média, soutien et partenariat avec des associations féministes sur divers sujets et actions…

Je le fais avec des publics d’adultes, de survivantes de violences masculines, de femmes en précarité, de professionnel·les (éducation, justice, police, santé, social), de politiques, de jeunes, d’enfants même car une version de « Contes à Rebours » existe pour les enfants de primaire, collège, lycée, où j’interviens très régulièrement.

Pour les jeunes, je travaille d’ailleurs en partenariat avec la plateforme éducative Matilda.education, pour laquelle nous avons fait plusieurs vidéos autour de « Contes à Rebours » à la fois pour les jeunes et les pédagogues, et suis également jury depuis trois ans du concours vidéo pour les enfants et adolescent·es Buzzons contre le sexisme. J’espère retrouver bientôt le public, à Paris au Café de la Gare, comme un peu partout en France, en Belgique, au Québec, et en attendant en visio !

Roselyne Segalen 50-50 magazine

(1) Christina Rady est l’ex-femme de Bertrand Cantat. Elle s’est suicidée et on a imputé ce suicide à un résultat des mauvais traitements de ce dernier.

(2) Lire plus : Droits humains pour tou·tes

(3) Lire plus : Éliane Viennot : « Il faut montrer que le langage égalitaire est à notre portée »

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