Articles récents \ France \ Société Les Internettes, une asso qui aide les femmes à percer sur Youtube
Créée en 2016, l’association Les Internettes part d’un constat : Youtube, et le Web en général, mettent en avant le travail des hommes au détriment de celui des femmes. L’association, qui compte aujourd’hui 19 bénévoles, lutte contre l’invisibilisation des femmes vidéastes en encourageant et valorisant leurs travaux. Échange avec la photographe Sherine Deraz, vice-présidente de l’association.
Pourquoi les femmes sont-elles moins visibles que les hommes sur la plateforme Youtube ?
Il y a plusieurs facteurs.
Certaines femmes sont très visibles : ce sont celles qui proposent des vidéos de type beauté ou de lifestyle (art de vivre). Les femmes sont cantonnées à ces sujets là. Dès qu’elles essayent d’en sortir, pour parler par exemple de sciences ou de culture, leur parole est remise en question. Sur Youtube, les femmes sont plus critiquées que les hommes et elles sont victimes de nombreux commentaires sur leur physique…
Un autre aspect du problème est celui de la démonétisation des vidéos des femmes qui parlent du corps, des règles… C’est-à-dire qu’elles ne touchent pas d’argent de la part de Youtube pour ces vidéos-ci. Youtube retire les publicités de ces vidéos, parce qu’elles traitent de sujets qui ne plaisent pas aux annonceurs. C’est ce qui a conduit Les Internettes à lancer la campagne #MonCorpsSurYoutube, qui nous a ensuite permis d’entamer un dialogue direct avec Youtube, pour changer les choses !
Néanmoins, Youtube n’est pas le « grand méchant » de l’histoire… C’est la société qui estime ce que les femmes doivent faire ou ne pas faire. C’est elle qui rend les choses si difficiles pour celles qui veulent faire autrement.
En quoi les algorithmes contribuent à l’invisibilisation des femmes sur Youtube ?
Les algorithmes sont des systèmes qui, une fois configurés, tournent « tout seuls ». Ils sont configurés suivant nos modes de consommation, suivant ce qui se passe sur Internet, etc.
Normalement, lorsque l’on regarde un certain type de contenu sur Internet, les algorithmes identifient que ce type de contenu nous plaît. Ils vont ensuite nous recommander du contenu similaire. C’est ce qu’on appelle une bulle algorithmique. Nous nous retrouvons donc enfermé.es dans un cercle dont nous ne sortons pas…
Et pourtant, les cofondatrices des Internettes ont constaté que la plateforme ne leur recommandait que des chaînes d’hommes… Elles se sont donc dit qu’il y avait un problème: pourquoi ces recommandations, alors qu’elles n’étaient abonnées qu’à des chaînes de femmes et que l’algorithme était supposé proposer des vidéos similaires à celles qu’elles consultaient déjà ?
Parce que l’algorithme de Youtube prenait aussi en compte le nombre de vues. Or, les plus grosses chaînes, celles qui avaient le plus de vues, étaient des chaînes d’hommes. Donc les hommes, qui avaient plus de vues, étaient mis en avant, ce qui leur apportait encore plus de vues… au détriment des créatrices !
Ce système de recommandations basé sur les vues était la première manifestation du sexisme. Aujourd’hui, les algorithmes ont été modifiés et ce problème est en partie résolu, ce qui a pour conséquence de générer des bulles algorithmiques… Désormais, la principale difficulté est de sortir des bulles algorithmiques qui nous enferment dans un même type de contenu.
N’est-ce pas paradoxal que Youtube adopte les pratiques des annonceurs tout en développant des programmes de promotion des femmes tels que « Elles font Youtube » ?
Les algorithmes, qui ont été créés pour la classification des vidéos, sont identiques d’un pays à l’autre. Il n’y pas d’adaptation nationale. Donc ce sont les mêmes algorithmes qui gèrent Youtube aux Etats-Unis, où le peuple est très puritain, et en France, où personne n’est par exemple choqué par la présence de femmes topless à la plage.
Derrière Youtube France et Youtube US, il y a des personnes différentes, des façons de penser différentes. Le fait qu’en France nous ayons obtenu le programme « Elles font Youtube », qui vise à surmonter les problèmes de visibilité des femmes générés par les algorithmes, est déjà une belle avancée !
En parlant d’avancées, quelles évolutions avez vous pu constater depuis la création des Internettes ?
Depuis 2016, il y a de plus en plus de femmes dans la catégorie « tendance » de Youtube. (1) Ces créatrices arrivent à se faire remarquer, à avoir un public conséquent. On sent que les mentalités ont changé. Il y a encore du travail, bien sûr, mais nous sommes dans un élan positif.
Il y a aussi le problème des insultes à caractère sexiste, qui déferlent dès qu’une femme produit du contenu sur Internet et qui sont très dissuasives… Est ce qu’il y a eu des avancées sur ce point ?
Non, pas vraiment. Nous savons que c’est un problème qui existe, difficile à gérer pour les créatrices. Mais, cette année, notre volonté est de nous concentrer sur le positif, de pousser les femmes à dépasser les insultes. Les femmes se mettent beaucoup de freins, parce qu’elles ont peur, parce qu’elles ne se sentent pas légitimes… Alors qu’en réalité, on voit bien que si elles décident de s’en foutre, qu’elles y vont, qu’elles font leurs trucs : leurs vidéos marchent et tout peut très bien se passer ! Depuis quelques temps, de nombreuses créatrices commencent à vraiment émerger. Avec Les Internettes, nous essayons donc de garder un esprit positif, pour motiver et d’encourager les femmes.
Que faites-vous concrètement pour motiver les femmes vidéastes à investir le Web ?
Notre cœur de mission est d’encourager, réunir et valoriser les créatrices de vidéos sur le Web. Nous organisons divers événements pour les aider à mener à bien leurs projets !
Nous organisons des masterclass avec des vidéastes chevronné.es qui viennent donner leurs conseils, parler de leurs expériences professionnelles et personnelles. Nous avons notamment reçu Marion Seclin, Ina Mihalache, la créatrice de Solange te Parle et Benjamin Nevert de la chaîne Vous êtes vraiment sympa.
Nous organisons également des ateliers pratiques où d’autres vidéastes sont invité.es à aborder des questions plus techniques. Le prochain atelier parlera ainsi de la gestion des réseaux sociaux. Ce n’est pas évident de créer et d’entretenir une communauté sur les réseaux sociaux.
Nous faisons aussi des apéros ouverts à toutes et tous. C’est très sympa et motivant de se retrouver dans un tel cadre. Nous manquons encore de gens pour en organiser en Régions, donc pour l’instant les apéros sont principalement sur Paris.
Depuis la création des Internettes, nous avons instauré le concours des Pouces d’Or. C’est un concours annuel qui met en valeur 10 créatrices et les récompense de prix leur permettant d’acheter du matériel. Trois de ces créatrices sont nommées « grandes gagnantes » et reçoivent en prime un mentorat de la part de professionnel.les. En 2019, les trois grandes gagnantes étaient Esther Reporter, Sous la Toile et Pepperpot. Nous venons d’achever une campagne de dons qui nous a rapporté 4000€. Nous allons donc pouvoir augmenter le montant des prix en 2020 !
En 2020, nous allons également lancer un nouveau format événements : des conférences réunissant des professionnel.les de différents milieux, invité.es à échanger sur un sujet précis, à la croisée de leurs problématiques. Nous sommes une association et nous n’avons pas de locaux, donc nous sommes en train de chercher un lieu pour organiser ces conférences. Et puis, nous avons plein d’autres projets, dont je n’ai pas encore le droit de parler… Affaire à suivre !
Qu’est-ce qui vous motive à poursuivre votre engagement associatif ?
Nous sommes une association de 19 bénévoles… Ensemble, nous cumulons 200h de travail journalier et nous avons toute.s des projets personnels à côté ! Tous les jours nous recevons des messages de femmes qui nous remercient, qui nous racontent qu’elles ont la force de continuer à faire des vidéos grâce à nous. Le temps s’arrête à chaque message, malgré tout le travail que nous avons encore à faire. Ces retours sont une véritable source de joie. En dehors de ces messages, nous n’avons pas de réelles preuves de l’aide que nous apportons. Nous n’avons pas des yeux partout. Par exemple, nous ne pouvons pas savoir à quel point les créatrices qui participent à nos masterclass ont pu progresser. Ces messages sont notre moteur.
Propos recueillis par Bénédicte Gilles 50 – 50 Magazine
1 L’onglet “tendances” de Youtube est supposé mettre en avant les vidéos qui fonctionnent le mieux sur la plateforme.