Articles récents \ France \ Société Les Journalopes, regards croisés sur le féminisme et les médias 2/2
Les Journalopes est un collectif de six femmes journalistes indépendantes qui, si elles partagent un bureau, partagent avant tout une philosophie commune. Quatre d’entre elles se sont prêtées au jeu de l’interview : Justine Brabant, qui est spécialiste de l’Afrique subsaharienne; Audrey Lebel, qui écrit principalement sur l’égalité femmes/hommes et s’intéresse en ce moment aux pays de l’ancien bloc communiste; Cerise Sudry-Le Dû, qui habite Istanbul, où elle exerce notamment comme correspondante; Laurène Daycard, qui écrit sur les violences faites aux femmes, les féminicides, et co-autrice du livre Rebellez-vous ! . Ensemble, elles expliquent l’esprit « journalopes » qui les unit, racontent les moments forts de leur carrière en tant que femmes journalistes et discutent de l’avenir de leur profession.
En tant que femme journaliste, quel est votre meilleur souvenir ? Et votre pire souvenir ?
Laurène Daycard : Le meilleur souvenir ? J’en ai trop ! Je pense à toutes les femmes incroyables que j’ai pu rencontrer sur le terrain. Par exemple, il y a les femmes qui se battent pour le droit à l’avortement à Malte. Je pense aussi à ces assistantes sociales de Mossoul qui aidaient les femmes alors que les combats n’étaient pas encore terminés. Mais aussi ces membres d’associations en France qui aident les victimes de violences conjugales tout en jonglant avec des budgets en baisse… Je suis fière d’avoir choisi ce métier pour raconter ces histoires de courage, de femmes qui se lèvent pour aider d’autres femmes, toutes les femmes. À travers leurs récits, je me sens moi-même plus forte pour continuer.
Ce n’est pas toujours facile de travailler sur le terrain des violences faites aux femmes. Ce n’est pas toujours facile d’exercer comme femme journaliste et pigiste. Mais c’est le chemin que j’ai choisi parce que je crois que c’est ainsi que je peux rester le plus libre pour produire les meilleurs reportages. Je rapporte bien sûr parfois dans ma valise quelques mauvais souvenirs et parfois même des cauchemars… Dans une moindre mesure, il y aussi tous ces moments de solitude dont je peux rire une fois que je me suis tirée d’affaire : ces moments où je suis tombée malade en reportage, les galères de visa ou avec les autorités, les nuits à dormir sur un siège d’aéroport, dans un bus, ou n’importe où me permettant d’économiser sur les frais de transports…
Audrey Lebel : C’est compliqué de dire quels sont les meilleurs ou les pires souvenirs. Peut-être que le pire serait le moment où j’étais en Côte d’Ivoire pour suivre des travailleuses du sexe. J’étais dans un bidonville à Abidjan, il faisait aux alentours de 50°C et j’interrogeais une jeune femme de 16 ans, travailleuse du sexe, qui allait se faire dépister. Il faisait très chaud, il n’y avait pas d’air, les conditions étaient difficiles. Je me concentrais pour bien comprendre le récit de cette jeune fille qui avait une tête d’enfant, qui était enceinte, qui attendait de savoir si oui ou non elle était atteinte du Sida et qui, clairement, n’était pas bien. Il ne fallait pas je tourne de l’œil, je devais rester concentrée, alors que ce qu’elle me racontait était terrible, son récit me faisait physiquement réagir. Et puis, même si nous étions bien entourées et qu’il ne pouvait rien nous arriver, j’étais quand même dans un bidonville, dans un pays d’Afrique de l’Ouest que je ne connaissais pas, où des tensions peuvent vite arriver… Tout ces éléments mélangés ont fait que c’était très dur.
Mes plus beaux souvenirs se sont passés en Ukraine. J’ai rencontré deux femmes qui m’ont beaucoup marquée. Il y en a une que j’ai rencontrée trois ans après la révolution de Maïdan. Elle avait 15 ans au moment de la révolution, elle servait à manger à plusieurs milliers de manifestant.es chaque jour sur la place. Quand la guerre dans le Donbass a éclaté, elle est allée aider les soldats, qui étaient pour beaucoup des civils ayant rejoint des bataillons de volontaires sans aucun équipement. Certains étaient même partis combattre en tongs. Cette jeune femme avait un charisme impressionnant, elle avait fait tellement de choses pour les soldats… Elle a ensuite monté seule un centre de réhabilitation pour les vétérans, est allée toquer à la porte de ministres ukrainiens pour obtenir des subventions. Elle avait cette force représentative de la jeunesse de Kiev, inspirante, bouleversante. Et, en même temps, elle m’avait raconté qu’elle avait assisté, place Maïdan, à la mort d’un de ses amis.
L’autre femme, c’était une petite mamie, une babouchka, qui vivait isolée dans le Donbass, sans électricité, sans eau chaude… Mais qui avait un humour incroyable et une joie de vivre très touchante.
Cerise Sudry-Le Dû : Mes pires souvenirs remontent à l’époque où je n’étais pas encore freelance, mais en rédaction. Je ne sais pas si c’est le pire, mais c’était vraiment pénible. Je faisais beaucoup de politique et donc des déjeuners de travail. Et les hommes avec qui je déjeunais m’envoyaient des textos du style « j’adore ta robe », ou bien me demandaient en rentrant de soirée si j’étais célibataire, etc. Il y avait aussi mes propres collègues qui, lorsque je revenais avec une info, me disaient que j’avais couché pour l’avoir. J’ai découvert la discrimination sexuelle dans ma vie professionnelle. Avant, je trouvais que le monde était inégalitaire, mais je n’avais pas encore été touchée personnellement. Là, j’ai vraiment découvert ce que c’était.
Mes meilleurs souvenirs, comme pour Laurène et Audrey, ce sont ces rencontres que l’on fait parfois et qui nous portent, nous donnent une énergie de dingue. En juillet dernier, j’ai fait une interview avec une fille qui avait monté un bar queer à Istanbul. Elle était tellement géniale, qu’en sortant de l’interview j’avais envie de téléphoner à la terre entière pour le leur dire ! Rencontrer ce genre de personnes inspirantes et pouvoir ensuite porter leur parole, ce n’est pas quelque chose de très drôle ou de très grandiloquent, mais chaque fois qu’on le fait cela donne un sens à notre métier. C’est un peu comme une drogue.
Justine Brabant : Pour moi, le pire c’est quand il y a des ami.es ou des connaissances qui meurent, car le journalisme reste un métier dangereux. Les autres moments difficiles sont les moments où tu te rends compte qu’il n’y a pas de justice. J’ai travaillé sur les possibles abus sexuels commis par des soldats de l’armée française en Centrafrique, en 2014. Des enfants et de jeunes adolescent.es avaient accusé des soldats d’attouchements et de viols, mais l’armée disait qu’elles/ils mentaient. J’ai retrouvé l’une des ces enfants, qui avait 14 ou 15 ans quand elle a rencontré un soldat français. Elle a eu un enfant, né métis. Ça n’était clairement pas « une belle histoire d’amour ». Lorsque j’ai raconté son histoire dans Mediapart, avec d’autres histoires d’abus, je me disais que l’armée ne pourrait plus dire qu’il ne s’était rien passé. Mais l’affaire a été classée sans suite, par « manque de preuves ». Sauf qu’il n’y avait pas de preuve notamment parce que les gendarmes français qui avaient mené l’enquête n’avaient pas jugé utile de faire un prélèvement ADN, et avaient mis presque un an à se rendre sur place… Ces moments sans justice sont durs parce qu’en tant que journaliste, on se demande si ce que l’on fait sert à quelque chose.
Sinon, j’ai fait une bande dessinée sur La Lucha, un groupe de jeunes congolais.es qui se battent de façon non violente pour la justice sociale et l’accès aux droits, qui sont super fort.es et charismatiques. C’est l’un de mes meilleurs souvenirs. D’autant plus que je l’ai fait après avoir travaillé très longtemps sur les groupes armés du Congo, ce qui était plutôt déprimant parce que ce sont des gens qui se battent parfois depuis 20 ans sans que rien ne change pour eux. C’était vraiment bien de rencontrer la Lucha, de voir des jeunes d’à peu près mon âge se battre, tenir tête et continuer à défendre leurs causes dans un pays où il y a, à priori, tellement peu d’espoirs.
Laurène Daycard : Et aussi ! L’un de mes meilleurs souvenirs professionnels c’est quand j’ai rejoint Les Journalopes ! [ Approbation générale ]
Comment pensez-vous que les médias français devraient évoluer?
Laurène Daycard : Je voudrais qu’il y ait plus d’indépendance, plus de moyens financiers alloués au grand reportage et aux enquêtes, un meilleur traitement humain et financier des pigistes. Nous faisons d’ailleurs partie du collectif Ras La Plume, qui défend les droits des pigistes. Et puis il faudrait que la parité soit respectée dans les rédactions, à tous les postes, et plus de diversité aussi dans les profils de l’industrie des médias, toujours dans l’optique d’étendre notre champs de vision sur le monde.
Audrey Lebel : Je suis d’accord. En temps que journaliste, on regarde toujours ce qui ne va pas bien dans la société, mais on regarde rarement ce qui se passe dans notre propre milieu, alors qu’il y a des choses à redire. La ligue du Lol a un peu fait changer les choses, mais pas suffisamment.
Cerise Sudry-Le Dû : Disons qu’elle a montré que les boys clubs étaient une réalité, mais ça n’a pas changé grand-chose.
Audrey Lebel : La question du meilleur financement des journalistes est aussi très importante, parce que le financement conditionne une bonne qualité d’information, et donc une bonne démocratie. La question financière peut sembler être un à-côté ; c’est au contraire le nerf de la guerre. Le problème c’est que les médias, qu’ils soient indépendants ou non, ont de moins en moins de moyens, ou mettent de moins en moins de moyens là où il faudrait en mettre. Il y a donc plein d’endroits dans le monde où les journalistes ne vont plus, parce que trop dangereux et parce qu’il n’y a pas les moyens d’être safe. Le risque c’est que l’on tombe dans quelque chose de binaire, avec des gentils et des méchants, parce que, justement, on n’a pas les moyens de développer et de travailler sur le long terme.
Cerise Sudry-Le Dû : J’ai entendu récemment une femme qui disait en interview que la progression professionnelle pour un.e journaliste qui est dans une rédaction, c’est seulement d’être rédactrice/rédacteur en chef.fe, ce qui un métier complètement autre. Donc, j’aimerais bien qu’elles/ils soient formé.es en management d’équipe. Parce que les rédac’ chef.fes avec qui l’on travaille ne savent pas forcément comment gérer des personnes. Le problème de la gestion financière vient en partie de là, d’ailleurs.
Justine Brabant : Il faut arrêter avec les financements qui viennent de sources dont ils ne devraient pas venir. (1) Il faudrait que les journalistes réfléchissent à l’avenir des médias et deviennent propriétaires de leurs agendas, comme elles/ils sont en train de le faire à Mediapart. Il faudrait également que les rédactions soient plus à l’image de la société en terme de composition, avec des meufs, des personnes qui viennent de classes populaires, des personnes racisées, etc. En termes de sujets, aussi. On a bien vu avec les Gilets Jaunes que ce que les médias écrivent n’est pas vraiment à l’image de la société française… Je pense qu’il y a dans les médias un gros problème concernant le fait d’écrire à propos des classes populaires.
Audrey Lebel : C’est très important qu’il y ait une mixité au sein du journalisme. Encore aujourd’hui, le journalisme est constitué d’une certaine classe sociale. Mais cela évolue, il y a une volonté de diversifier les médias, notamment à travers l’association La chance aux concours, qui aide les élèves boursier.es à préparer les concours des écoles de journalisme, et dont j’ai bénéficié.
Propos recueillis par Bénédicte Gilles 50-50 Magazine
1 Pour en savoir plus sur le financement des médias français, consultez la carte élaborée par Le Monde Diplomatique et Acrimed.
Les Journalopes travaillent avec de nombreux médias tels que Mediapart, Le Monde Diplomatique, La Revue Dessinée, Causette, France Culture ou encore Slate.
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Photo de Une: De gauche à droite, Laurène Daycard, Audrey Lebel, Judith Duportail, Justine Brabant, Pauline Verduzier, Cerise Sudry-Le Dû © Corentin Fohlen