Articles récents \ Matrimoine Bertha von Suttner : Une vie pour la paix
L’action pacifiste connut avant 1914 un développement considérable, un internationalisme résolu, un dynamisme dont nous n’avons plus idée. On peut ainsi affirmer que le mouvement pacifiste compte parmi les toutes premières victimes de la Première Guerre Mondiale. Durant les 25 années qui ont précédé 1914, la figure emblématique et incontournable, le moteur infatigable, la fédératrice obstinée de cette action pacifiste fut, sans aucun doute, Bertha von Suttner, première femme prix Nobel de la Paix.
Issue d’une famille de la grande aristocratie de l’Autriche-Hongrie, la comtesse Bertha Kinsky (1843-1914), se retrouva très vite en marge de son milieu qui, du reste, la snoba durant toute son existence. Alors que sa famille n’avait produit que des généraux (y compris son père qu’elle ne connut pas), elle s’orienta, la quarantaine venue, vers un militantisme de grande dimension. On peut même dire qu’elle inventa le militantisme moderne, lequel suppose une vision assez globale des problèmes ; d’abord au sens où les valeurs qu’elle défendait avaient une portée universelle, donc planétaire, ensuite parce qu’elle reconnut très vite que toutes les causes sont liées. C’est ainsi qu’elle fut non seulement une grande pacifiste (c’est elle qui, du reste, en a imposé le concept), mais aussi une antiraciste (elle lutta, notamment, sans relâche contre l’antisémitisme), une anticolonialiste, une militante des droits humains, et, plus spécifiquement, des droits des femmes (elle avait sur l’éducation des jeunes filles des idées révolutionnaires, dont la modernité peut étonner).
Il faut dire qu’elle reçut une éducation plutôt libérale (c’est-à-dire empreinte des valeurs de liberté, de la connaissance et même de laïcité) et, pour une jeune fille, inhabituellement complète à son époque. Elle maîtrisait parfaitement quatre langues, outre l’allemand, l’italien, le français et l’anglais, et elle avait une très bonne connaissance de la littérature et de la philosophie de son temps, possédait même une culture scientifique non négligeable (notamment en physique, chimie et surtout biologie : elle avait lu tout Darwin dont elle fit l’un de ses maîtres à penser). D’une intelligence vive et critique, elle montra assez vite un esprit rebelle. Elle-même était d’avis que sa culture encyclopédique (elle se qualifiait de « Bas Bleu »), son indépendance d’esprit la rendait inépousable, d’autant qu’elle n’avait aucune espèce de fortune personnelle et un beau jour, elle dépassa ainsi les 30 ans. Entre temps, elle avait séjourné à Paris, où elle fit la connaissance d’Alfred Nobel, pacifiste convaincu, bien qu’inventeur de la dynamite (ce qui, du reste, le rendit fort riche), une relation qui s’avéra décisive pour le reste de son existence. Une amitié profonde, riche en échanges idéologiques et en discussions, les lia jusqu’à la mort de ce dernier en 1896 (leur correspondance a fait l’objet d’une récente édition). Ce fut Bertha von Suttner, au demeurant, qui l’incita à mettre sa fortune au service d’une fondation humaniste, laquelle sera à l’origine des prix Nobel. Celui de la Paix, justement, lui fut attribué en 1905, elle fut ainsi la première femme à se le voir décerner.
Un mariage clandestin
D’autres hommes eurent une grande influence sur le cours de son existence, au premier rang desquels il faut citer son mari, le baron Arthur von Suttner, l’oiseau rare, qu’elle épousa, la trentaine bien passée. Elle était entrée comme gouvernante dans cette famille de petite noblesse viennoise, moins titrée qu’elle, certes, mais autrement plus aisée. Et voilà que le fils de la maison, Arthur, de 7 ans son cadet, s’éprit de Bertha qu’il admirait intensément et finit par épouser. Mariage clandestin, car la famille, conservatrice et bornée, s’était opposée à cette union, tant Bertha choquait par sa culture, son ouverture d’esprit et son indépendance. Sur ce, le jeune couple s’enfuit immédiatement …en Géorgie où il demeura 9 ans, dans des conditions matériellement plutôt difficiles. Arthur, son mari, qui lui resta très attaché jusqu’à sa mort en 1902 (à 52 ans) était un aristocrate encore plus atypique qu’elle, si c’est possible : voltairien, et même carrément anticlérical, il s’orienta assez vite vers des positions qu’on qualifierait de nos jours de « gauchiste », en rupture complète avec celles de son milieu, clérical et militariste, et encore davantage avec celles de sa famille. Lui qui n’avait pas le charisme de Bertha soutint fidèlement et inconditionnellement l’action militante de son épouse. Il fut lui-même un défenseur convaincu des droits humains, un antiraciste, un démocrate proche des partis socialistes de l’époque. Avec Bertha, il forma un couple uni et militant qui n’avait pas son pareil dans toute l’Autriche-Hongrie, avec, assez vite, une spécialisation des tâches dans le couple.
C’est en Géorgie que le couple se découvrit, au départ par nécessité, une vocation d’abord de journalistes (ils écrivaient dans la presse de Vienne), puis d’écrivains. Ils poursuivirent leurs activités de plume une fois rentrés à Vienne, Bertha avec plus de succès qu’Arthur. Bertha devait ainsi publier plus d’une quarantaine de romans. Au fil des années, la production littéraire de Bertha devint de plus en plus engagée, chaque roman illustrant une cause qui lui était chère, avec toujours le thème de la paix (et donc de la guerre) comme leitmotiv.
Le tournant décisif de sa vie eut lieu vers la quarantaine. Le succès de l’un de ses romans « L’Ere des machines » (1888) lui fit définitivement prendre conscience de la nécessité de s’engager plus activement pour la cause de la paix dans le monde. Elle qui, de sa vie, ne perdit un proche à la guerre ou ne fut témoin d’une bataille, se jeta, dès lors, dans l’action avec passion et même fougue, avec méthode aussi (elle avait un sens extrêmement développé de la communication), et surtout avec une ténacité incroyable : en dépit des coups personnels qu’elle reçut sans cesse et des échecs (les guerres, les trahisons, les espoirs déçus) qu’elle connut durant toute sa vie de militante, elle ne se découragea pour ainsi dire jamais, relevant aussitôt la tête après chaque épreuve.
Bas les armes !
Son irruption sur la scène internationale fut la conséquence d’un autre roman au titre on ne peut plus explicite Bas les armes ! (1889) qui connut tout de suite un immense succès de librairie dans le monde (plus de 2 millions d’exemplaires vendus) et la propulsa au premier rang de l’actualité. Elle devint d’un coup la référence absolue de tous les « ami.es de la paix » (comme on disait à cette époque), et fut ainsi la vedette du 3ème Congrès International de la Paix qui se tint à Rome en 1891 où elle tint son premier grand discours public (en italien). Dès lors, sa vie fut tout entière orientée vers l’action pacifiste.
Ne se contentant pas d’être la figure de proue du mouvement pacifiste, elle eut aussi un rôle organisationnel décisif : c’est à son initiative que les organisations nationales (qu’elle avait souvent elle-même suscitées) se fédérèrent en un Bureau International de la Paix dont le siège fut alors situé à Berne (il se trouve aujourd’hui à Genève). Elle en devint tout de suite la vice-présidente, position remarquable si l’on songe que les femmes étaient, à l’époque, totalement exclues de tout débat public et organisations politiques. Sans relâche, elle provoquait des discussions dans la presse – ne craignant aucune polémique frontale – fonda des revues pacifistes, pressait les politiques et diplomates de tous pays à aborder la question de la paix, sollicita le soutien financier (un souci permanent) de tou.tes les sympathisant.es de sa cause, riches ou moins riches. Elle fut une sorte de Madone de la Paix lors des deux conférences internationales de la paix qui se tinrent à La Haye (1899 et 1907), étant une sorte d’O.N.G. reconnue à elle toute seule. Ses discours et analyses qu’elle multipliait désormais dans le monde entier (de l’époque, bien entendu, c’est-à-dire de la Russie aux Etats-Unis) étaient écoutés, estimés, commentés, et, cela va de soi, également raillés, méprisés, attaqués. On n’imagine plus son prestige : avec une très grande lucidité, elle avait reconnu qu’on ne pouvait lutter efficacement contre la guerre qu’en s’attaquent à ses causes profondes, l’exploitation économique, l’oppression politique et toutes les formes d’injustice. Au centre de ses propositions qu’elle répétait inlassablement : le désarmement et la création d’une cour d’arbitrage internationale pour régler tous les litiges entre les nations par le droit. Ses bêtes noires : l’empereur d’Allemagne, le très belliciste Guillaume II, le militarisme austro-hongrois, les nationalismes de toute sorte, la course insensée aux armements… et les fabricants et marchands de canons.
Elle eut, néanmoins, la prescience aiguë des catastrophes qui allaient tomber sur le monde au XXème siècle, voyant arriver une première Guerre Mondiale et des millions de mort.es qui, ne réglant rien, serait suivie d’une deuxième guerre mondiale avec un nombre encore plus grand de victimes et de destructions. Elle vit aussi venir les persécutions racistes et même le terrorisme. Remplie d’un sombre pressentiment, elle estimait qu’il faudrait au moins un siècle à l’humanité pour accéder à la raison.
Elle n’adhéra jamais à aucun parti (pour conserver sa liberté de parole, disait-elle), mais eut plus que de la sympathie pour le socialisme en dépit de quelques démêlés idéologiques avec certains dirigeants (notamment avec les socialistes allemands d’August Bebel qu’elle jugeait par trop dogmatiques) : car s’ils mettaient bien la cause de la paix en bonne place dans leurs programmes, ils la conditionnaient aussi à la fin du capitalisme. Bertha, quant à elle, était d’avis qu’on ne pouvait pas attendre cette échéance, qu’il y avait urgence… Elle eut d’excellentes relations avec les pacifistes français, notamment avec Jean Jaurès.
Malgré sa détermination absolue, son caractère résolu, son prestige international, elle demeura une figure très humaine, très féminine aussi. Son rayonnement fut total en son temps : en 1903, par exemple, elle fut consacrée comme la femme la plus célèbre de son époque par la presse.
Son action militante ne fut pas exempte d’erreurs. Elle interpellait, par exemple, davantage les hommes de pouvoir et d’influence qu’elle ne s’adressait aux masses (son dernier réflexe de classe, peut-être). Elle accordait aussi trop facilement sa confiance, s’emballait pour des hommes d’état (Nicolas II de Russie, Roosevelt.. …) dès qu’ils avaient le mot « paix» à la bouche. Mais son ascendant fut absolument considérable dans les premières années du XXème siècle, à telle enseigne qu’on a pu écrire que le cours des choses aurait pu être différent si elle n’était décédée le 21 juin 1914.
C’est lui rendre justice que de rappeler sa mémoire et son œuvre considérable, militante comme littéraire. On peut aussi imaginer que des rues, des bâtiments associatifs, des institutions militantes portent son nom en guise d’hommage. Son combat demeure plus d’actualité que jamais.
Jean-Paul Vienne germaniste, membre de la commission historique du Bureau international de la paix
Lire plus :
Brigitte Hamann : Bertha von Suttner – Une vie pour la paix . Traduit de l’allemand par Jean-Paul Vienne. Ed. Turquoise 2014.