Articles récents \ DÉBATS \ Contributions Quand l’idéologie passe avant la santé des femmes
Le 23 avril 2019, les États-Unis ont utilisé la menace de leur droit de veto dans le cadre du Conseil de sécurité de l’ONU contre un projet de résolution allemand pour la protection des femmes victimes de viols en temps de guerre, en raison de la référence que faisait ce texte à la « santé sexuelle et procréative » des femmes concernées. Une mention de la possibilité d’avoir recours à l’IVG a suffi pour bloquer le passage du texte en l’état.
La résolution a finalement été adoptée, après avoir été partiellement vidée de son sens. Les États-Unis ont systématiquement insisté pour que les mentions relatives à l’éventualité de grossesses à la suite de viols soient retirées, pour éviter toute référence au droit à l’avortement, composante pourtant essentielle du texte. En effet, comment prendre en charge des personnes victimes de viols, enceintes de leurs bourreaux, sans leur proposer la possibilité de mettre fin à leur grossesse ?
La fronde des Etats-Unis contre le droit à l’IVG
Cette opposition de principe à l’IVG se situe dans un contexte historique particulièrement délétère pour la santé sexuelle et reproductive des femmes aux États-Unis. En effet, plusieurs États dont le Missouri et l’Alabama ont récemment durci drastiquement leurs législations sur l’avortement. En Alabama, si la loi n’est pas annulée, il devient totalement interdit d’avorter, y compris en cas de viol ou d’inceste, avec pour unique exception le danger de mort pour la mère. Les médecins pratiquant des avortements seraient désormais passibles de peines de prison allant jusqu’à 99 ans.
Ces lois sont contradictoires avec l’arrêt Roe vs. Wade de 1973, qui exprime un droit constitutionnel pour les États-Uniennes à disposer de leurs corps. Ce texte prévoit que le droit à l’avortement est possible jusqu’à la 24e semaine de grossesse. Le travail de sape de ce droit est déjà bien avancé. Donald Trump a nommé deux nouveaux juges radicalement opposés au droit à l’IVG à la Cour Suprême : Neil Gorsuch et Brett Kavanaugh (la nomination de ce dernier, accusé de viol par Dr Christine Blasey Ford, a néanmoins été confirmée quelques jours plus tard). Les juges favorables au droit des femmes à disposer de leur corps sont maintenant en minorité (4 sur 9) à la Cour Suprême, ce qui emplit d’inquiétude les défenseur·euse·s des droits des femmes. Cette manœuvre politique semble avoir pour objectif à terme de revenir sur l’arrêt Roe vs. Wade. Cet arrêt considère en effet que le droit des femmes à avoir recours à un avortement est protégé par le 14e amendement de la constitution des États-Unis, qui fait de chaque personne née sur le territoire des États-Unis un·e citoyen·ne du pays, ce qui implique qu’aucun état ne peut voter de lois qui restreignent les libertés fondamentales ou portent atteinte à la vie privée de cette personne.
Un arrêt de 1992, Planned Parenthood v. Casey, permet néanmoins aux États de restreindre le droit d’accès à l’IVG. Les différents territoires ont ainsi des réglementations plus ou moins restrictives, prévoyant par exemple que l’IVG soit exclue des assurances maladies, ce que 45 États autorisent. 42 États permettent également aux hôpitaux de refuser de pratiquer des avortements. L’État de l’Ohio a même déposé en 2018 un projet de loi visant à considérer les embryons et fœtus comme des personnes, ce qui reviendrait à déclarer les personnes ayant avorté coupables d’homicides, et donc passibles de la peine de mort (ce qui est tout à fait logique pour des personnes se nommant elles-mêmes « pro-vie »).
En réalité, la situation actuelle aux États- Unis n’est pas une véritable rupture avec les années précédentes. Depuis 1992, des milliers d’établissements où l’avortement était pratiqué ont fermé, faute de moyens suffisants. Dans certaines circonstances en effet, la baisse des budgets des établissements, conséquence de la privatisation du secteur de la santé, conduit de facto à empêcher les femmes d’avorter.
Dans plusieurs États, l’accès à un hôpital ou une clinique pratiquant l’IVG est ainsi rendu quasiment impossible, particulièrement pour les femmes précaires, ne pouvant pas se permettre de faire des heures de trajet pour aller avorter dans un autre comté et de payer le séjour sur place. De plus, les établissements restants sont régulièrement occupés par des manifestations d’opposant·e·s à l’IVG qui harcèlent les femmes venues avorter. En pratique, certains États rendent tellement compliqué l’accès à l’IVG qu’une interdiction ne changerait pas fondamentalement la situation pour les femmes.
Le droit à l’IVG, menacé en Europe
Cette situation est loin d’être isolée. Le droit des femmes à disposer de leur corps est menacé par tout où sévissent des idéologies autoritaires et patriarcales, et particulièrement de droite conservatrice et d’extrême-droite. L’Europe n’est pas épargnée, comme nous le rappelle la situation en Pologne, où le droit à l’IVG est sous attaque permanente depuis 2015 et l’accession au pouvoir du parti « Droit et Justice ».
Le projet de ce gouvernement ultraconservateur est de faire totalement interdire l’IVG (droit qui est déjà restreint exclusivement aux cas de viol, malformation du fœtus ou danger de mort pour la mère), qui deviendrait un crime, et à ce titre, de mener des enquêtes dans les cas de fausses couches. L’accès à la contraception est également visé. Le gouvernement polonais a par ailleurs cessé de financer les associations qui accompagnent les femmes victimes de violences, qui subissent depuis un harcèlement policier. Des mobilisations massives de femmes ont lieu depuis 2016 pour protester contre cette mise sous tutelle de leurs corps.
L’IVG reste également totalement interdite et criminalisée à Malte et illégale sauf en cas de viol à Chypre (mais encore faut-il « prouver » qu’il s’agissait d’un viol, ce qui est notoirement difficile). Outre la Pologne, l’Irlande, le Luxembourg et l’Espagne n’autorisent l’avortement qu’en cas de viol, malformation du fœtus ou danger de mort pour la mère. L’Espagne interdit également aux filles mineures d’avorter sans l’autorisation de leurs parents depuis 2015. Au Portugal, les femmes ont à leur charge tous les frais de santé liés à l’IVG, et doivent passer un examen psychologique avant de pouvoir avorter. Au Royaume-Uni, l’IVG n’est possible qu’avec l’accord de deux médecins. En Finlande, l’avortement n’est légal qu’avant 17 ans ou après 40, après 4 enfants ou en raison de difficultés de santé, économiques, ou sociales. En Italie, 80 à 90 % des médecins utilisent la « clause de conscience » pour refuser de pratiquer des IVG, ce qui rend l’accès à la pratique extrêmement difficile. En Allemagne, à la réunification en 1989, c’est la législation la plus restrictive qui a été adoptée (celle d’Allemagne de l’Ouest, les allemandes de l’Est avaient le droit d’avorter depuis les années 1970). L’IVG n’est pas ou peu enseignée dans les universités de médecine, et aujourd’hui seul·e·s 1 200 gynécologues pratiquent des avortements, sur les 18 500 que compte le pays.
En France, la mobilisation des miliant·e·s de la « Manif pour tous » et des catholiques ultraconservateurs menace aussi le droit des femmes. La clause de conscience spécifique à l’IVG, qui vient se superposer à la clause de conscience déjà existante en médecine de façon générale, suggère déjà un rapport ambigu avec cette pratique. Pour tenter de dissuader les femmes qui envisagent un avortement, des militant·e·s catholiques opposé·es à l’IVG ont créé un site d’information (ivg. net) qui sous des apparences d’objectivité dispense des informations orientées contre l’IVG. Ce site arrive en deuxième position des recherches internet sur l’IVG, après le site officiel du gouvernement.
En réalité, les législations anti-avortement n’empêchent pas les femmes d’avorter si elles le souhaitent. Le nombre d’avortements clandestins atteint les 150 000 par an rien qu’en Pologne, et 15 000 en Italie. Ces avortements se déroulent le plus souvent dans de mauvaises conditions sanitaires et mettent en danger la santé et la vie des femmes.
Interdire ou empêcher l’accès des femmes à l’IVG n’a pour seule conséquence que de nuire gravement à leur santé, à leurs conditions de vie, et à leurs droits fondamentaux.
Julie Papon-Bagnès, Fédération Nationale des Centres d’Information sur les Droits des Femmes et des Familles
Article publié dans le CIDFF Infos, mensuel d’informations de la Fédération Nationale des CIDFF