Articles récents \ DÉBATS \ Contributions Clémence Pajot : «les inégalités résistent et ne se résorbent que trop lentement» 

En décembre dernier, le Centre Hubertine Auclert rassemblait des féministes dans le cadre d’un colloque Egalité femmes-hommes : levons les freins ! Clémence Pajot, directrice du Centre avait introduit ce temps de réflexion et de propositions.

Nous faisons, toutes et tous, chaque jour, l’expérience des freins à l’égalité entre les femmes et les hommes et les occasions de se poser et de prendre un peu de recul de manière collective, ne sont pas nombreuses.

Malgré les actions pionnières menées par les associations féministes, malgré le développement progressif des politiques publiques égalité femmes/hommes, les inégalités résistent et ne se résorbent que trop lentement. La médiatisation accrue des questions féministes et l’intense mobilisation citoyenne, notamment sur les réseaux sociaux, se heurtent aux phénomènes de résistances, de crispations et de ressac, démontrant encore et toujours la fragilité des acquis.

Trois types de freins

Pour éclairer notre réflexion, nous avons lancé au printemps dernier un large appel à communication. Avec cet appel à communications, nous voulions questionner trois types de freins :

  • Les résistances au changement, autrement dit l’idée que «l’égalité ça va trop loin». Les résistances antiféministes ou l’idée que «hommes et femmes : chacun son rôle».Ces discours sont portés notamment par les masculinistes et les mouvements ultra-conservateurs.
  • Les résistances institutionnelles et économiques ou l’idée qu’ «il y a une pente naturelle vers l’égalité».

Nous avons reçu une quarantaine de propositions de communication et en avons sélectionné neuf. Ce choix vise à rendre compte de la complexité et de la diversité des freins rencontrés ainsi que de la diversité des actrices et acteurs engagés sur ce terrain : chercheuses, femmes politiques, agents et agentes de l’Etat, associations de terrain.

Si les résistances que nous observons aujourd’hui doivent être analysées comme des réactions aux avancées récentes en matière d’égalité, elles doivent également être analysées dans la continuité des manifestations et mouvements antiféminismes qui s’expriment depuis des siècles.

Nous pouvons classer ces résistances et oppositions, hier comme aujourd’hui autour de 3 types de rhétoriques : l’égalité est déjà là ! les femmes et les hommes ne sont pas égaux mais complémentaires, je suis pour l’égalité mais ça va trop loin !

L’égalité est déjà là !

Depuis la fin du 19éme siècle, l’un des arguments le plus constant est de décréter l’égalité acquise et par conséquent, les luttes féministes sans objet. Selon Juliette Rennes, quand les femmes ont commencé (pour une minorité) à accéder à des métiers masculins (prestigieux sur le plan social, comme avocate, médecin, …), on a considéré que l’égalité était acquise et que les féministes enfonçaient des portes ouvertes. Aujourd’hui encore, nous entendons des remarques du type : «les féministes sont has been», «elles se trompent de combat» ou «l’égalité est acquise.»

Derrière ces remarques, s’exprime une méconnaissance, ou un aveuglement, ou une mauvaise foi, face aux inégalités et au sexisme qui persistent dans notre société. S’exprime également une sorte de procès d’intention autour de l’idée que l’agenda caché des féministes, ce n’est pas l’égalité, mais la domination des hommes par les femmes.

Les femmes ont conquis des droits et les inégalités se sont réduites depuis 150 ans, heureusement ! Mais nous sommes encore loin du compte.

Prenons l’exemple des violences : un an après #MeToo, une série d’indicateurs montrent combien il reste difficile, en France, de parler des violences sexuelles.

Dans de nombreux médias, les représentations relaient des stéréotypes, les faits sont banalisés ou moqués, les commentaires déplacés sous couvert d’humour, les plaignantes discréditées ou encore qualifiées de «délatrices»… Les violences conjugales continuent d’être, trop souvent encore, traitées comme des «crimes passionnels» ou des «coups de folie.» Les condamnations par la justice restent encore scandaleusement faibles aujourd’hui. Et les derniers procès très médiatisés témoignent de cette tolérance aux violences.

Les femmes et les hommes ne sont pas égaux mais complémentaires.

La référence à un ordre naturel et à des qualités spécifiques attribuées aux femmes et aux hommes, est utilisée depuis toujours pour préserver des rôles de genre traditionnels. Le fait de croire que la nature définit les hommes et les femmes comme différents et complémentaires justifie l’assignation des femmes à la sphère domestique et maternelle et le rôle dominant des hommes dans la sphère publique. Pour les courants traditionnalistes, ces différences naturelles constituent le fondement d’un équilibre social aussi bien dans les rapports conjugaux et familiaux (hétérosexuels) que dans le monde du travail. Cette vision est encore largement partagée par les personnes hostiles aux revendications féministes et LGBT. Elle justifie le contrôle du corps des femmes et de leur sexualité.

Les arguments essentialistes sont encore largement rependus, pour justifier les inégalités professionnelles et l’absence de mixité de certains métiers.

Ou encore pour expliquer la sexualité et le désir soi-disant irrépressible des hommes (les hormones, le cerveau sont la source de la complémentarité des sexes) ; On les a beaucoup entendus lors de l’affaire DSK, et plus largement depuis la mobilisation #meetoo.

Ainsi le féminisme est suspecté depuis longtemps de mettre à mal le couple.

Or comme l’explique Juliette Rennes, « suspecter chez les féministes une «haine des hommes » et prédire que l’égalité des sexes tuerait le désir, l’amour et le couple étaient des raisonnements très courants parmi les antiféministes des années 1900.»

Je suis pour l’égalité mais ça va trop loin !

Dans un régime politique tel que la Troisième République qui se réclamait des valeurs égalitaires, il était plus acceptable de débusquer la supposée volonté de domination des féministes que de critiquer frontalement leurs aspirations à l’égalité. Cet argument a survécu.

L’égalité des droits constitue aujourd’hui un principe central de notre République. Elle est inscrite sur le fronton de nos mairies et de nos écoles. Ainsi que dans les textes juridiques fondamentaux, à l’échelle nationale et européenne.

C’est pourquoi aujourd’hui encore il est courant d’entendre des critiques, à propos des féministes, de personnes se disant favorable à l’égalité.

De fait, en France, les débats autour de #MeToo se sont rapidement tournés vers les «ambiguïtés», les «dérives» du mouvement, ou ses conséquences néfastes pour les hommes.

Le traitement médiatique

«#MeToo est-il une révolution sexuelle ou un nouveau totalitarisme ?, s’interrogeait L’Express pour le premier anniversaire du mouvement. D’autres médias se demandent si les hommes n’ont pas de quoi devenir «paranos.» La «crise de la masculinité» a été au cœur de nombre de dossiers, comme celui de 12 pages paru dans l’Obs : la Une et un reportage dans un camp masculiniste ont suscité de vives critiques. D’autres, tel le magazine Causeur, parlent de «harcèlement féministe» et dénoncent une «chasse à l’homme.»

Crise de la masculinité. Selon Francis Dupuis-Deri, en Occident, les hommes se présentent en crise depuis au moins les 5 derniers siècles. Dès la renaissance en France et en Angleterre, à la révolution en France, à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème, il existait déjà une rhétorique sur la crise de la masculinité, qui déguise mal une critique du féminisme et un refus de l’égalité entre les sexes.

L’actualité de ces derniers mois a rappelé, s’il en était besoin, combien les discours réactionnaires et antiféministes étaient prompts à la riposte, mais également combien ils étaient nombreux et divers : venus d’hommes de droite comme de gauche, mais aussi de femmes comme l’a montré en fanfare la Tribune réclamant «la liberté d’importuner» parue dans Le Monde en janvier 20189, voire, pourquoi pas, de femmes se réclamant du féminisme. Elles disent craindre que cela aille trop loin.

Comment peut-on dire à la fois qu’on est pour l’égalité et contre le féminisme ? De fait, la définition du mot féminisme, fait l’objet de controverses depuis que le féminisme existe.

Hubertine Auclert est la première à se définir comme féministe, en 1882. Avant cet usage, le terme désignait une maladie qui dévirilisait les hommes. Comme l’explique l’historienne Christine Bard, «il n’est pas étonnant qu’aujourd’hui encore le féminisme ait mauvaise presse. D’une pathologie médicale, il est devenu «pathologie politique» pour ses adversaires, qui l’accusent de viriliser les femmes, de féminiser les hommes ou de prôner l’inversion des genres

La querelle autour du bon et du mauvais féminisme existait déjà au 19ème siècle.

Lorsque Eugénie Bastié et de Marianne Durano revendiquent le terme féministe tout en affirmant la différence des sexes et la valorisation du rôle maternel, tout en dénonçant les droits sexuels et reproductifs et les droits des LGBT, il s’agit de la même stratégie : brouiller les pistes.

Je citerai Maria Martin, directrice du Journal des Femmes, qui donnait en 1908 pour définition du féminisme : «le but que poursuivent les féministes est partout le même et peut se résumer en un mot ; égalité de l’homme et de la femme devant la loi, s’il vous déplaît, nous nous permettrons de vous appeler antiféministes

 

Clémence Pajot Directrice du Centre Hubertine Auclert

 

print