Articles récents \ Île de France Karine Lejeune : « A la première claque, c’est déjà trop tard ! » 1/2

Karine Lejeune est colonelle de gendarmerie, elle a acquis une belle réputation dans les milieux féministes avec son travail sur les violences faites aux femmes. Les femmes victimes de violences ne doivent plus être invisibles, pour elle l’égalité doit être pensée à tous les niveaux. Son parcours est exemplaire n’hésitant pas à faire tomber les barrières entre les associations et son institution. Elle est à l’origine de changements importants au sein des gendarmeries sur le traitement du viol, des violences conjugales et de la prostitution. Elle a récemment pris le commandement du groupement de gendarmerie de l’Essonne

Comment, jeune officière, avez-vous été amenée à vous intéresser aux violences faites aux femmes ?

En 2005, alors que j’étais en poste dans l’Essonne, j’ai reçu un appel : « félicitations vous quittez la compagnie un an avant la fin de votre mission en Essonne et vous partez au ministère de l’Intérieur dans une structure d’aide aux victimes qui va être créée« . En réalité cet appel téléphonique était dû au fait qu’il existait, à la préfecture de l’Essonne depuis la fin des années 90, une commission départementale de lutte contre les violences faites aux femmes, pilotée par la chargée de mission aux droits des femmes. Tous les deux mois, environ, il y avait une réunion à la préfecture. Ainsi, le commandant de groupement très heureux d’avoir un personnel féminin m’avait dit : « super vous irez aux réunions à la préfecture », je lui ai demandé pourquoi moi et il a répondu: « parce que vous êtes une femme, c’est bon une femme qui s’occupe des violences faites aux femmes ! »
Donc j’y suis allée sans aucun à priori et sans aucune connaissance de la problématique des violences faites aux femmes. J’avais été très préservée dans mon milieu familial. Ma mère m’avait expliqué: « à la première claque tu t’en vas. » Quelques années plus tard je lui ai expliqué : « à la première claque c’est déjà trop tard ! »

Étiez-vous préparée à travailler sur ce sujet ?

Dès le début, j’ai compris que j’avais une réelle méconnaissance du sujet, je le découvrais. A l’époque nous n’avions pas encore les premières législations spécifiques sur les violences faites aux femmes. Nous avions des forces de sécurité intérieure qui travaillaient de leur côté, des associations qui travaillaient du leur. Il y avait finalement peu d’interactions entre ces différentes entités.

En réunion, les associations critiquaient les gendarmes et les policier.es, leur reprochaient d’être très mauvais.es sur l’accueil et de ne pas être prendre en compte correctement les victimes, et les gendarmes et policier.es répondaient : « oui mais à partir du vendredi soir nous sommes tout.es seul.es, nous ne savons pas comment les prendre en charge. » Il y avait du vrai des deux côtés, c’était en 2002-2003, personne n’avait appris à travailler en coordination et en partenariat. Nous n’étions pas du tout dans cet état d’esprit.

Après une ou deux réunions, lorsqu’on m’a demandé comment cela se passait, j’ai répondu: »tout le monde râle, tout le monde reste sur ses positions, et il ne se passe pas grand-chose. »

Comme je trouvais qu’il fallait que je me forme, j’avais demandé l’autorisation d’aller à Paris pour assister à un colloque qui était organisé par la délégation aux droits des femmes avec Marie-France Casalis, la conseillère technique. J’y suis allée pour mieux comprendre les mécanismes des violences conjugales et sexuelles.
Dans le hall d’accueil, il y avait une table avec des livres mis en vente, la documentation venait essentiellement du planning familial. J’ai vu un énorme pavé, édité à la suite d’un colloque, qui s’appelait « La formation des policiers et des gendarmes aux violences faites aux femmes ». J’ai immédiatement sorti mon chéquier pour acheter le bouquin. Je l’ai jeté il n’y a pas longtemps parce qu’il n’était vraiment plus à jour. En fait, il n’y avait que deux choses qui concernaient la gendarmerie dans ce livre, les actes d’un colloque où était intervenu un chef de gendarmerie qui expliquait que les gendarmes étaient démuni.es juridiquement pour l’hébergement d’urgence en France, et la difficulté des relations avec les associations, précisant que ce n’était pas facile tous les jours d’être face à toute la misère du monde.

En annexe, il y avait une petite plaquette qui s’appelait la formation des gendarmes. J’avais espoir d’en apprendre plus, en fait c’était une plaquette qui venait de la gendarmerie belge. Je me suis dit : « non ce n’est pas possible! »

Devant ces constats, comment avez-vous fait évoluer la situation ?

Je suis retournée voir mon commandant de groupement pour lui signifier qu’il y avait un vrai sujet. De plus, j’avais fait la tournée des unités pour leur demander ce qui se passait lorsqu’il y avait une intervention en pleine nuit sur des violences conjugales. Les réponses étaient floues. Bien sûr, elles/ils essayaient de calmer la situation. Mais la question était : « est-ce qu’on emmène la victime? Est-ce qu’on doit prendre la victime dans le véhicule de gendarmerie alors que d’habitude c’est l’agresseur qui est emmené? » Elles/ils étaient perdu.es et démuni.es, ne connaissant pas les moyens dont elles/ils pouvaient disposer.

Parfois, il fallait essayer de placer la femme dans un foyer de femmes victimes de violences ou la placer dans un hôtel sachant que si c’est dans un hôtel il fallait des bons de nuitée ; les bons de nuitée existaient mais les brigades ne les avaient pas. C’était très compliqué.

Donc j’ai fait un diagnostic et je suis revenue voir mon chef. Je lui ai dit: « nous avons deux problèmes : les associations râlent et elles n’ont pas complètement tort et surtout nos personnels se sentent abandonnés et ont le sentiment de subir sans vraiment apporter de réponse efficace. Il faudrait les aider, donc je vous propose de former et de sensibiliser notre personnel. » C’est ainsi que j’ai travaillé avec la chargée de mission aux droits des femmes de la préfecture. En 2003, nous avons créé la première formation de gendarmes vraiment dédiée à la problématique des violences faites aux femmes. Nous avons demandé à ce que j’appellerais des sommités parisiennes de venir. Et elles sont venues à titre gratuit ! Ces sommités étaient Marie-France Casalis (co-fondatrice et responsable du pôle de formation du Collectif Féministe Contre le Viol), Emmanuelle Piet (médecin, présidente du collectif féministe contre le viol), Gérard Lopez (psychiatre, co-président et co-fondateur de l’institut de victimologie de Paris) ce qui était déjà pas mal, je trouve. Et puis nous avions les magistrat.es du parquet d’Évry puisque à l’époque il y avait déjà un magistrat désigné comme référent violences conjugales. Chaque unité du département était représentée.

Nous avons fait un module sur les violences sexuelles avec Emmanuelle Piet, un module sur les violences conjugales avec Marie-France Casalis, un module sur la psychologie avec la prise en charge des victimes mené par Gérard Lopez, et un module sur la politique pénale avec le magistrat d’Évry. Nous avons aussi travaillé sur la prostitution et je pense que c’était quelqu’un du Mouvement du Nid qui était venu.

Nous avons formé une trentaine de gendarmes, un.e par brigade et pelotons de surveillance et d’intervention (PSIG) qui repartaient avec de la documentation, une fiche «réflexe», charge à elle/lui ensuite de relayer la bonne parole auprès de ses camarades dans le cadre de l’instruction qui se fait au niveau des brigades. C’est à partir de là que j’ai véritablement commencé à travailler sur le sujet. Cela a tellement bien marché qu’en 2004, le commandant de région, qui avait changé depuis mes débuts, m’a dit qu’il souhaitait que cette initiative s’étende dans toute la Grande Couronne. C’est ainsi que les référent.es violences conjugales de l’Essonne ont été établi.es au niveau de la Seine-et-Marne, du Val-d’Oise et des Yvelines.

Comment, à partir de ce très bon départ, cette démarche s’est-elle généralisée ?

En 2005, une nouvelle structure d’aide aux victimes a été créée à Paris, personne ne savait quelle forme cela allait prendre. Quand il a fallu trouver quelqu’un qui avait déjà travaillé sur le sujet, c’est mon nom qui est sorti du chapeau. Je suis partie en un mois au ministère de l’Intérieur pour intégrer cette structure composée de trois policier.es et trois gendarmes rattaché.es à nos cabinets respectifs. Nous avons travaillé directement avec le conseiller juridique auprès du ministre de l’Intérieur. Nous étions le point d’entrée pour toutes les associations d’aide aux victimes ou les associations de victimes.
J’ai servi un an comme lieutenant à la délégation aux victimes puis j’ai obtenu le grade de capitaine. Je vais, ensuite, servir trois ans dans cette structure dans laquelle il y avait six personnes, trois femmes issues de la police et deux hommes et moi-même venant de la gendarmerie, donc nous étions une structure très féminisée. C’était la première fois que je travaillais avec autant de femmes. C’était agréable de travailler avec plus de femmes.

Quelle a été votre action au sein de cette structure ?

À la délégation d’aide aux victimes, mon binôme, Maryvonne Chapalain était, à l’époque, la grande spécialiste des violences faites aux femmes pour la préfecture de police de Paris. Nous avions la même vision des choses, des caractères très semblables et nous avons œuvré pendant quatre ans ensemble. Notre binôme a sorti la première grande étude sur le sujet en 2006.

Nous nous faisions envoyer tous les jours toutes les synthèses de police et de gendarmerie. Nous les épluchions en les décomposant pour repérer les faits d’homicides dans le cadre de couple, dans un cadre intra familial. Nous appelions l’unité pour faire sortir le dossier, pour récupérer les éléments, pour être sûres que nous étions bien dans le cadre du conjoint, du concubin. Ayant souhaité faire une étude qualitative, nous étudiions les catégories socioprofessionnelles, le type d’armes utilisées, s’il y avait des violences antérieures, la présence d’alcool, l’occurrence d’actes sur les enfants, le nombre de victimes collatérales, puisque dans les homicides conjugaux il peut y avoir des enfants tué.es. Tous les jours, nous épluchions la presse locale pour être certaines de n’avoir rien manqué, enfin ça a été un travail très dense! Nous voulions avoir quelque chose de construit pour la première étude. Notre travail a été intégré par l’observatoire national de la délinquance et des réponses pénales dans une de ses thématiques annuelles. Nous avons mis en place une méthodologie très stricte, très claire et c’est par cette étude que nous avons pu révéler qu’une femme mourait tous les trois jours sous les coups de son compagnon ou ex-compagnon.

L’étude est réactualisée tous les ans et la méthodologie est toujours la même.

Comment avez-vous affiné votre propre formation ?

Pendant mon passage à la délégation, je me suis inscrite à titre personnel pour suivre le diplôme de victimologie à la fac Paris Descartes, diplôme qui est piloté, entre autres, par Gérard Lopez. Il fallait faire un mémoire et en 2008 le ministre de l’Intérieur avait donné une interview et avait été interrogé sur les violences faites aux femmes. L’article mettait en avant que, souvent, les violences étaient exercées dans le cas de problématiques d’alcool. Il m’a semblé que l’article faisait une sorte de raccourci disant qu’il suffisait d’éradiquer les excès d’alcool pour éradiquer les problématiques de violences conjugales.

Donc j’ai pris ce sujet en me disant, les alcoolos, le quart-monde, c’est une vision très misérabiliste : est-ce un lieu commun, un mythe ou une réalité ? Ces raccourcis m’agacent toujours beaucoup. Et comme on pouvait rédiger les mémoires à deux plumes, je l’ai rédigé avec une psychologue qui travaillait en gendarmerie. Nous nous y sommes mises toutes les deux. Nous avons rédigé le mémoire sous la direction de Marie-France Casalis. Le mémoire portait sur « l’implication de l’alcool dans les violences conjugales. » Notre but était de démontrer que l’alcool était juste l’arbre qui cache la forêt, et que les mécanismes d’emprise existent en dehors de la problématique d’alcool. L’alcool reste un problème non négligeable mais secondaire. Vous enlevez l’alcool, les problèmes d’emprise et de violences conjugales seront toujours là. Nous avons fait un mémoire avec une étude étiologique pharmacologique. Il y avait à l’époque une étude menée au CNRS sur le rôle pharmacologique prétendu de l’alcool. J’avais pris le volet juridique de ce sujet. J’ai fait cela jusqu’en 2009.

 

Propos recueilli par Brigitte Marti 50-50 magazine

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