Île de France Chronique de Madame Proffe

Madame Proffe est enseignante de lettres dans un lycée de la banlieue parisienne. A travers la chronique de la vie d’un lycée, elle décrit le sexisme du quotidien mais aussi les tentatives de mise en place d’une éducation émancipatrice et féministe.

C’était un lundi soir. Pour entamer la semaine avec allégresse, j’avais donné rendez-vous à mes élèves au théâtre de la ville, pour voir une pièce de théâtre de comédiennes amatrices, femmes des quartiers, qui racontaient leurs rêves, leurs déceptions, leur rapport à la discrimination, au sexisme… Bref, un spectacle engagé, féministe qui m’avait forcément fait de l’œil sur le programme.

La pièce arrive à sa fin. La dernière comédienne entre pour prendre la parole. Et là, au milieu du silence de la salle, elle évoque un souvenir d’enfance refoulé, une douleur, un vide, une absence… Il lui manque quelque chose, dit-elle. Ce « quelque chose », elle n’en prononcera jamais le nom. Dans la salle, on comprend qu’elle parle, avec un mélange de franchise et de pudeur, de son excision.

Le lendemain, nous reparlons de la pièce avec mes élèves. Ils ont aimé, mais vraiment, cette dernière comédienne qui rabâche qu’elle ressent un manque, un vide, c’est bien trop abstrait, ils n’ont pas saisi. Moi je respire un bon coup, parce que je comprends, à ce moment-là, qu’il va falloir que je fasse un cours d’anatomie à vingt-cinq adolescents en pleine montée d’hormones. J’ose un timide : « vous savez ce qu’est un clitoris ? ». Le mot est lâché. L’avantage de ce genre de terme, c’est que ça attire directement l’attention de tous vos élèves. A croire que si l’on commençait nos cours en lâchant un « zizi », « vulve », ou « pénis », la question du silence en classe serait définitivement réglée dans l’éducation nationale.

A leurs têtes, mélange de stupeur et de sourire gênés, je m’aperçois qu’ils ont conscience que ce mot n’a rien à faire dans mon cours, mais en creusant un peu, les connaissances s’arrêtent là. Je me lance dans un schéma. La scène est surréaliste. Je suis là, devant mes élèves, à mimer une vulve avec mes pouces et mes index. Devant leurs regards incrédules, j’invite les filles à glisser un miroir au niveau de leur entrejambe quand elles seront chez elles le soir. Explosion de rire des garçons. Visiblement, ils ne se sentent pas concernés. Mais étrangement, je capte totalement leur attention à partir du moment où je leur précise que connaître l’anatomie féminine risque de faire d’eux un meilleur coup qu’un pénis de 20 cm. Parce que le clitoris est le seul organe du corps humain dédié au plaisir, rendez-vous compte, le seul ! Il n’a pas d’autre utilité. Pour une fois, nous avons, nous, les femmes, quelque chose d’extraordinaire que les hommes n’ont pas ! Pour une fois, on peut se vanter de rendre jaloux les garçons ! Alors, je jubile, j’insiste.

Leurs visages attentifs me disent que j’ai gagné la bataille, que j’ai capté leur attention. Je poursuis : « pourquoi voudrait-on supprimer l’organe du plaisir aux femmes ? Puisque l’excision, c’est ça. ». On est passé de l’amusement à la stupeur, et de la stupeur à l’horreur, à la douleur. Ils viennent de réaliser la barbarie qu’est l’excision. Et au milieu du silence, une de mes élèves ose un timide : « pour contrôler la sexualité des femmes ? ».

Ce jour-là, le cours de français a duré moins longtemps, ils ne maîtrisent toujours pas le subjonctif, mais je me dis que peut-être un jour, le plaisir féminin cessera d’être du conditionnel, et l’excision se conjuguera au passé.

 

Madame Proffe

Dessin Pierre Colin-Thibert 50-50 magazine

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