DOSSIERS \ Mai 68 : sous les pavés les femmes… «Une révolution dans la révolution»
Militante féministe des années 1970, j’ai déjà en 1968 un long passé militant : dans les mouvements pour les droits des Algériens à l’indépendance, la résistance à la guerre du Vietnam (Comité Vietnam de base dans le 3ème arrondissement de Paris), au Parti Socialiste Unifié (PSU), au Parti de la Révolution Socialiste Algérien (PRS) … Des années de luttes pour la justice vis-à-vis des minorités et contre l’impérialisme.
Mes engagements au cours des années pré-soixante-huitarde. Qui suis-je en 1968 ?
Je suis née en 1943, j’avais donc 24 ans en 1968.
Je suis l’aînée d’une famille ouvrière. Un père militant syndical CGT, engagé au PCF jusqu’aux événements de Hongrie qui l’amènent courageusement à quitter «le» parti. Une mère qui est à la maison (comme on le disait à l’époque). Mon enfance est jalonnée d’expériences liées aux perception des différences de classe, les familles ouvrières étaient très pauvres à l’époque, et du racisme, ma mère est d’origine catalane espagnole.
Comme beaucoup d’enfants aînées de la classe ouvrière de l’époque, mon parcours scolaire se limite à suivre l’enseignement court et après avoir obtenu le certificat d’études, à 14 ans, je vais travailler en 1957, tout d’abord comme dactylo dans un pool dactylographique, puis comme secrétaire après avoir suivi les cours par la formation professionnelle des adultes et d’enseignement général en cours du soir et par correspondance. Je connais très rapidement ma première grève et la solidarité avec des femmes travailleuses. J’apprends qu’il faut «se serrer les coudes au lieu de jouer des coudes» comme l’écrit le sociologue Jean Cardonnel. Cette expérience est symptomatique pour moi du passage du « moi » singulier au « nous » collectif.
Plus tard, les circonstances de la vie me font bifurquer vers des directions insoupçonnées qui forment des traces structurantes dans mon parcours personnel. Je suis amenée à travailler au journal l’Express, d’abord au service maquette, puis à la rédaction. Ce journal qui affichait à l’époque des positions pro-FLN algérien (pour l’indépendance de l’Algérie et pas seulement contre la guerre) avait connu des actions de plastiquages par l’OAS. En 1965, la direction de ce journal m’envoie travailler comme secrétaire pendant la campagne présidentielle de François Mitterrand. De fil en aiguille, on me propose, à la fin de la campagne, de travailler au secrétariat personnel de Pierre Mendès-France de 1965 à 1968. J’ai 22 ans. Puis je travaille à la faculté de Vincennes où j’ai mené de nombreuses luttes. En 1979, je passe le concours d’ingénieure d’études et de recherches.
Le contexte de l’époque est celui d’une forte politisation liée à la guerre d’Algérie et du Vietnam. Je m’engage dans le soutien aux luttes anti coloniales et anti-impérialistes lors des guerres d’Algérie et du Vietnam … J’adhère aussi au PSU. Les motifs de ma révolte sont des aspirations à la liberté, l’esprit de justice, le refus de l’iniquité et de l’arbitraire, le respect humain et de l’individu et l’idée que les Algérien.ne.s doivent être considéré.e.s comme des êtres humains à part entière. J’ai réalisé dans cette période la capacité qu’ont les femmes et les hommes de s’opposer à l’arbitraire.
A l’indépendance de l’Algérie, je suis en même temps militante d’un parti d’opposition algérien dans la clandestinité en France, le PRS, créé par le Président Boudiaf qui fut plus tard Président de la République algérienne, et fut assassiné.
Je considère aujourd’hui que ce sont les luttes pour l’indépendance de l’Algérie et l’expérience du PSU qui ont forgé mes références, mes valeurs et construit le sens donné à mes engagements militants ultérieurs. Mon itinéraire n’a rien d’exemplaire et d’extraordinaire, c’est un itinéraire de femme militante et de féministe par la suite, qui s’inscrit dans une aventure collective et la revendique, dans un contexte qui a été une chance.
Lorsque Mai 1968 arrive, le monde est secoué par une vague de libertés que beaucoup qualifieront de révolutions. Des populations diverses aspirent à devenir actrices de leurs propres transformations sociales.
Il allait de soi pour moi que dès la grève générale en France le 11 mai (9 millions de travailleuses/travailleurs en grève), j’ai tout mis en œuvre pour aller voir ce qui se passait à la Sorbonne occupée. J’ai emmené mes enfants dans un lieu sûr où ils passaient leurs vacances, j’ai pris mes congés payés pour aller faire la révolution que j’appelais de mes vœux.
Pour celles et ceux qui l’ont vécu, nos vies en ont été profondément marquées et la société entière à dû s’adapter par la suite aux changements profonds qu’avaient suscité Mai 68. Car Mai 68 a été le début d’un grand bouleversement avec la recherche de nouveaux modèles à construire. Il a été le coup de butoir qui a permis des changements profonds dans les modes de vie qui se sont diffusés largement par la suite. Nous avons été quelques-unes et quelques uns à dénoncer et à inventer des pratiques alternatives : les expériences d’autogestion, les nouveaux rapports enseignant.e.s-enseigné.e.s à la Faculté expérimentale de Vincennes, l’idéal communautaire, la contraception, l’IVG, la remise en cause du système patriarcal ont révolutionné la société autoritaire et paternaliste dominante de l’époque.
Pour toutes ces raisons et pour la plupart des témoins de cette époque, Mai 68 ne fut pas un épiphénomène. Que cela plaise ou non, nous n’en avons pas fini avec Mai 68.
Mai 68 : un creuset pour le féminisme moderne
Contrairement à ce qui est couramment admis, Mai 68 n’a pas permis l’émergence du mouvement féministe. Comme le dit Michelle Perrot: «Il s’est saisi de Mai 68 pour réapparaître, en se frayant un chemin dans les interstices de l’histoire.»
Le Mouvement de Mai 68 a donné l’occasion aux femmes de cristalliser leur mécontentement et de lier leur propre lutte d’émancipation au mouvement d’émancipation générale. Elles se saisissent de l’instant, pendant la Sorbonne occupée, pour dénoncer la violence politique de l’oppression des sexes, y compris dans les pratiques révolutionnaires. C’est au cours du forum « Les femmes et la Révolution » qu’Anne Zelensky et Jacqueline Feldman, fondatrices de Féminin Masculin Avenir (FMA) demandent que «les principes du mouvement révolutionnaire soient aussi appliqués aux femmes» et que «l’oppression des sexes ne soit plus considérée comme une contradiction secondaire.» Mais, cette conception, qui échappait à l’analyse de la dualité des classes, était un changement de perspective!
Pour celles, comme moi, qui y ont assisté cela a produit un déclic ! Nous assistions ébahies aux premières prises de paroles publiques dénonçant la violence politique de l’oppression des sexes, y compris dans les pratiques militantes révolutionnaires. Enfin, nous tenions notre « révolution dans la révolution » qui restait jusqu’alors l’affaire des hommes ! Cet événement a contribué à l’éclosion d’un féminisme radical qui s’est développé à partir de 1970 : le MLF !
De manière consciente ou inconsciente, volontaire ou passive, Mai 68 et les luttes des féministes radicales des années 70 ont permis à un grand nombre de femmes de s’approprier les idées et les modes de vie qui en découlent.
Le féminisme a changé aussi les façons de militer : l’objectif étant notre propre libération, faire la révolution c’était un processus de libération en acte et une fête permanente. Les prises de parole spontanées, l’éclosion des subjectivités participaient de nos espaces de liberté et faisaient partie intégrante de notre émancipation. La finalité n’était pas la prise du pouvoir ; la lutte était le but.
Le Réseau Féministe «Ruptures» partenaire de l’initiative Mai 68-Mai 2018 d’une jeunesse à l’autre
Le Réseau Féministe « Ruptures » a déjà, en 2008, organisé un colloque que nous avions intitulé «Le Mai des féministes.» Il allait de soi que nous apporterions notre pierre à l’édifice pour en témoigner en 2018. Nous avons choisi de le faire en organisant deux soirées sur l’histoire des droits des femmes et du féminisme, dans une perspective de mémoire et transmission.
Aujourd’hui, 50 ans après, notre jeunesse enfouie au cœur, nous souhaitons porter un regard sur la jeunesse actuelle, connaître ce que Mai 68 représente pour elle, quelle place peut avoir cette période importante de notre histoire dans leur propre imaginaire : simples traces ou profonds sillons au fond desquels germent encore les semences de Mai 1968.
Notre propre jeunesse qui après un long voyage à la poursuite de nos utopies, mirages, illusions ou désillusions, rêves inachevés ou réalités abouties, poserait un regard sur la jeunesse de nos villes et de nos campagnes en quête des mêmes absolus. En quoi notre témoignage sur notre propre recherche de liberté peut-elle leur être utile ?
Les jeunes n’auront-ils pas la tentation légitime de leur propre cheminement, sourd.e.s à nos histoires et confiant.e.s dans leur propre expérience ?
Monique Dental présidente-fondatrice du collectif féministe « Ruptures »
Photo de Une: Monique Dental en 1971