Articles récents \ DÉBATS \ Contributions Changer de regard sur le travail domestique 1/3
Béatrice Ouin a été la rapporteure de plusieurs avis au Comité économique et social européen (CESE) sur le travail domestique et les emplois de la famille. Le CESE a beaucoup travaillé sur les emplois de service, leur développement, leur professionnalisation. Elle aborde ici non pas l’aspect économique et social, mais plutôt le regard que la société porte, ou qu’elle ne porte pas, sur ce travail.
Changer de regard sur le travail domestique est important pour souligner les stéréotypes qui rendent si lente l’avancée vers l’égalité réelle entre hommes et femmes. Tant que le travail domestique sera exécuté essentiellement par des femmes, tant qu’il sera mal considéré, sous-évalué, cela pèsera sur toutes les femmes.
L’affaire Weinstein a révélé que certains hommes considèrent les femmes comme des objets sexuels, et cette prise de conscience est surement une avancée majeure. Il est temps de montrer que des pans entiers de la société considèrent les travaux domestiques, rémunérés ou pas, comme des tâches sans valeur, alors que la société ne pourrait pas fonctionner s’ils n’étaient pas exécutés.
Un travail indispensable mais peu considéré
Pour commencer je vais parler de ce travail qu’il soit rémunéré ou non, pour constater qu’il est aujourd’hui victime d’un très grand silence. On parle de temps de travail, du temps de transport et de temps libre mais le travail domestique, qui est indispensable à la vie, est en général comptabilisé dans le temps libre. On les appelle tâches ménagères, pas travail. Est-on libre de faire les courses, de préparer les repas, de faire le ménage, de s’occuper de ses enfants, de soigner un malade ? Si on est libre d’aller faire du sport ou pas, d’aller au cinéma ou pas…. aider un convalescent à faire sa promenade quotidienne, préparer le repas familial, donner leur bain aux enfants… ce n’est pas un choix, il faut le faire.
Ce n’est pas du temps libre, c’est du temps contraint, c’est un travail mais qui n’est pas considéré comme tel. Chacun le fait sans y penser : comme on se lave, on lave son sol, comme on va aux toilettes, on nettoie ses toilettes… ça fait partie de ce qu’il faut faire pour vivre. La différence, c’est que si on ne se fait pas laver par un autre – sauf à l’hôpital -, on peut faire laver son sol par quelqu’un d’autre, si on ne peut envoyer personne aux toilettes à sa place, on peut faire nettoyer ses WC par quelqu’un d’autre…
On n’en parle pas, mais en général on tient le ménage pour un travail pénible, la preuve : dès qu’on le peut, on le fait faire par quelqu’un d’autre ! Les hommes par leurs femmes, et ceux qui en ont les moyens par une employée de maison…
Comme c’est un travail dont on ne parle pas, qu’il fait partie du non-dit, on ne lui accorde pas de valeur. Il est aussi indispensable à la vie humaine que le blé pour faire le pain, mais le blé, on peut le vendre, l’acheter, il a une valeur monétaire, le travail domestique n’en a pas, on ne peut pas vendre le lavage d’une vaisselle, ni le changement des couches d’un bébé… Ce qui ne se vend pas n’a pas de prix, ne compte pas dans le produit intérieur brut, et finalement, bien que la société ne puisse fonctionner sans, n’existe pas.
C’est un travail invisible : il ne se voit que lorsqu’il n’est pas fait. Une vaisselle se voit quand elle n’est pas faite, le linge quand il est sale : une maison rangée et propre, c’est normal et personne – exceptée celle qui vient d’y passer plusieurs heures – ne voit le travail qu’il a fallu effectuer pour qu’elle le soit.
Les qualifications nécessaires ne s’apprennent pas à l’école mais sont transmises dans la famille, beaucoup pensent encore qu’elles sont innées chez les filles. C’est un travail que tout le monde doit faire chez soi, du coup, on pense que chacun sait le faire.. sauf certains hommes qui affirment ne pas savoir repasser !
Un travail effectué par des femmes
Au siècle dernier, il y a à peine 50 ans, il y avait une répartition des rôles entre les sexes, héritée des siècles de domination masculine. L’homme partait à l’extérieur pour gagner l’argent et la femme donnait son temps à la famille. On disait qu’elle ne travaillait pas, mais elle se levait tôt pour préparer le petit déjeuner, habiller les enfants, faire les courses, nettoyer la maison, laver le linge et le repasser, cuisiner les repas…
Aujourd’hui les femmes travaillent à l’extérieur mais le travail domestique reste effectué majoritairement par des femmes. Les enquêtes-temps de l’INSEE révèlent que les femmes y consacrent encore deux fois plus de temps que les hommes et cette proportion ne baisse pas au fil des décennies. En 2016, en moyenne, les femmes consacrent 3h26 par jour aux tâches domestiques (ménage, courses, soins aux enfants, etc.) contre 2h pour les hommes. A la maison, les hommes s’adonnent volontiers au bricolage (20 minutes quotidiennes contre 5 pour les femmes). Mais les femmes passent deux fois plus de temps que les hommes à faire le ménage et à s’occuper des enfants à la maison.
Et de cette ancienne répartition des rôles, demeure aussi la conviction que le salaire de la femme est complémentaire, l’homme devant apporter le salaire principal.
« La charge mentale » a été récemment mise en évidence par une bande dessinée d’Emma qui a rencontré un grand succès sur les réseaux sociaux : la gestion de la famille, ce n’est pas seulement du temps, c’est aussi une préoccupation constante, c’est à dire penser en travaillant « qu’allons-nous manger ce soir ? », « je ne dois pas oublier le sac de piscine de l’ainé pour demain matin » « il faut prendre rendez-vous chez le pédiatre pour le vaccin du petit et/ou pour le certificat médical pour le sport », « je dois trouver quelqu’un pour aider mon gamin à faire ses devoirs » « le lave-vaisselle est en panne, il faut que je passe chez Darty ce soir… » « il n’y a plus de lait au frigo, je dois l’ajouter à la liste des courses » et j’en passe, toutes les mères de famille se reconnaîtront. Les pères, moins ! Les conjoints disposés à participer attendent les instructions mais l’initiative et la réflexion sur l’organisation de la maison reviennent encore, la plupart du temps, à la femme. C’est cela la « charge mentale » qui pèse au quotidien sur le cerveau des femmes. Roselyne Bachelot, « au conseil des ministres du mercredi, je savais que j’étais la seule à me demander si j’avais assez de yaourts au frigo pour le diner ».
La transformation d’une part du travail gratuit des femmes, en travail salarié
Depuis que la majorité des femmes travaillent, depuis les années 60, l’industrie et les services ont permis d’alléger le poids du travail domestique : pour les repas, il y a maintenant des cantines d’entreprise et scolaires, des plats cuisinés tout prêts, de la salade lavée et des volailles découpées… (mais beaucoup de jeunes femmes consacrent de nouveau davantage de temps à la cuisine, se méfiant de l’industrie agro-alimentaire et de ses additifs). Pour le linge, le prêt à porter, les lave-linge, les sécheuses, le pressing, les couches jetables ; pour les courses, les frigos, les congélateurs, les micro-ondes, les supermarchés, la livraison à domicile ; pour les personnes dépendantes, bébés, enfants, malades, handicapés, personnes âgées, on a créé des crèches, des garderies, des maisons de convalescence, des maisons de retraite… Ce sont ces produits, ces institutions, ces services qui ont permis le développement du travail des femmes à l’extérieur de chez elles. Mais il reste une part pour l’instant incompressible de travail domestique dans les domiciles privés. Et de plus en plus souvent, vu l’augmentation du nombre de femmes diplômées, cadres, en situation de responsabilité, par des femmes rémunérées pour le faire.
Béatrice Ouin ex-membre du Comité économique et social européen