Monde \ Politique Tugba Hezer, députée de l’opposition turque : « les femmes qui luttent pour la démocratie et l’égalité sont des cibles d’Erdogan »
Depuis le 24 août, l’armée turque a ouvert une offensive en Syrie pour contrecarrer à la fois Daesh et les revendications territoriales des rebelles kurdes, avec plus ou moins d’ardeur contre ces premiers. La « question kurde » en Turquie est sujette à des affrontements violents entre l’armée et les combattant-te-s du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK) depuis 1984. Alors qu’un cessez-le-feu historique a été déclaré en 2013, la trêve fut de courte durée et la guerre contre les Kurdes est menée ouvertement depuis juillet 2015. Mais Erdogan ne se contente pas de s’attaquer à son peuple pour asseoir ses velléités de pouvoir, il a déclaré la guerre à la démocratie, aux droits individuels, aux femmes, aux médias, et à bien d’autres composantes de sa société. Le Parti Démocratique des Peuples (HDP), formation pro-kurde, est la principale force d’opposition actuelle, une épine dans le pied des aspirations présidentielles. Entretien inédit avec la députée kurde HDP Tugba Hezer, la plus jeune élue à la Grande Assemblée nationale de Turquie, qui promeut contre vents et marées la démocratie et l’égalité femmes/hommes.
Le Parti Démocratique des Peuples (HDP) est la véritable force d’opposition pro-kurde contre le pouvoir despotique du président Tayyip Erdoğan. Que représente votre parti ? Quelle place occupent les femmes dans son organisation et sa ligne politique ?
La République turque, depuis son instauration en 1923, a toujours mené une politique de négation des différences ethniques et confessionnelles. Elle a imposé une seule langue, une seule culture, un seul drapeau et une seule pensée religieuse. Beaucoup de peuples ont été discriminés, contraints de s’exiler ou de vivre en cachette leur identité.
Le Parti Démocratique des Peuples (HDP) a été fondé en 2013 à la suite des grandes manifestations anti-gouvernementales. Nous nous sommes rendus compte, en nous penchant sur le passé de notre pays, qu’une véritable démocratie ne pouvait être bâtie sur la négation de nos différences. Il fallait que toutes les tendances ethniques, confessionnelles et de genre soient respectées. Plus de 30 associations et 7 partis politiques se sont rassemblés dans le HDP pour trouver une solution, pour que tout le monde puisse vivre ouvertement son identité sans que l’un soit considéré inférieur à l’autre.
Nous défendons une gestion locale et décentralisée. Notre programme se concentre sur ce que nous appelons « la démocratie radicale », la construction du vivre-ensemble, le respect de l’égalité femmes/hommes, de l’environnement et le partage des richesses.
Pour ce qui est de la place des femmes dans notre parti, nous répétons que les femmes représentent la moitié de la population alors qu’elles ne sont pratiquement pas représentées. Il est vrai qu’il y a des endroits où elles le sont, mais toujours dans une « mentalité sexiste » et sans reconnaissance de leurs différences. Au HDP, nous pensons qu’avant de libérer la société, il faut libérer les femmes. Les luttes qu’ont mené les kurdes ont très rapidement inclus les femmes, et nous voulons que cette position politique devienne un acquis culturel. Dans ce sens, les femmes sont présentes dans toutes nos instances au même niveau que les hommes.
« Au niveau mondial, nous sommes les premier-e-s à avoir instauré la co-présidence paritaire dans toutes nos instances »
Nous avons un président, Selahattin Demirtaş, et une présidente, Figen Yüksekdağ. Je pense qu’au niveau mondial, nous sommes les premier-e-s à avoir instauré la co-présidence paritaire dans toutes nos instances : de la direction à nos commissions de quartiers, en passant par nos porte-paroles.
Nous avons présenté entre 48 et 51% de femmes aux élections. Dans certaines villes, nous n’avions pas de candidates mais dans certaines autres même conservatrices, elles étaient plus nombreuses que les hommes. Lors des élections de juin 2015 qui ont fait entrer notre parti à la Grande Assemblée nationale (1), nous avons fait élire 32 femmes sur 91 député-e-s, une première en Turquie ! Depuis l’élection anticipée de novembre 2015, parmi nos 59 député-e-s, seulement 23 sont des femmes. Nous faisons notre autocritique car nous voulions vraiment être paritaires.
Halklarin Demokratik Partisi (HDP) : le « Syriza turc »
Dans la continuité des manifestations de Gezi (2013), le HDP cherche à représenter la pluralité de la société turque, à promouvoir la paix sociale et la démocratie directe.
En juin 2015, le « Syriza turc » fit une percée électorale inédite : 91 député-e-s HDP prennent siège à la Grande Assemblée de Turquie. Il devient le 4ème parti politique du pays. Ce mouvement, qui défend l’égalité des genres et les droits LGBT, détonne dans l’atmosphère conservatrice du pouvoir.
Sa percée électorale fait perdre pour la première fois la majorité absolue au parti d’Erdoğan, l’AKP. Des élections anticipées sont organisées par le président en novembre 2015 pour récupérer sa majorité.
En mai 2016, sous prétexte que le HDP appuierait des mouvements terroristes kurdes, Erdoğan fait lever l’immunité parlementaire de leurs député-e-s.
Depuis le sanglant coup d’état manqué du 15 juillet 2016, le président turc a mené une purge sans précédent et a instauré l’état d’urgence. Pouvez-vous nous faire un point sur la situation politique et sociale du pays ?
Comme malheureusement vous le savez, 250 civils ont été tués lors de la tentative de putsch le 15 juillet. C’était une période difficile en tant que Kurdes et peuple de Turquie car nous avons déjà vécu des coups d’état militaires extrêmement violents par le passé. Cette tentative a échoué parce que les 4 partis de la Grande Assemblée, dont le HDP, et la population, s’y sont opposés.
« (Erdoğan) a mené un « coup d’état civil » bien avant le putsch manqué »
Cependant, avant cet événement, la Turquie n’était pas une démocratie pour autant. Erdoğan a instauré depuis quelques années un système totalitaire. Il a mené « un coup d’état civil » bien avant le putsch manqué.
Le président n’a pas hésité à transformer le pays en cimetière en menant une guerre contre sa propre population. Il a commencé par ne pas reconnaître le processus de paix et les pourparlers entamés en 2013 avec le PKK. Il a refusé de reconnaître les résultats des élections du 7 juin 2015, car elles mettaient fin à sa majorité gouvernementale. Nous avons fermement dénoncé le « coup d’état civil » qui était en train de se passer.
La montée des tensions entre le gouvernement et le PKK
Fondé en 1978, le Parti des travailleurs du Kurdistan est une organisation politique incluant des branches armées. D’abord indépendantiste, leurs revendications se tournent désormais vers une demande d’autonomie culturelle pour le peuple kurde de Turquie. En 2013, des pourparlers de paix étaient en cours avec le gouvernement.
Le 20 juillet 2015, Daesh a orchestré sa première attaque sur le sol turc dans une ville à la frontière syro-turque, Suruç. Ville à majorité kurde, la population dénonce la passivité/complicité du gouvernement à l’égard de Daesh. Des branches armées de mouvements politiques clandestins tuent deux policiers turcs en représailles, ce qui constitue le point départ de l’escalade de la violence entre l’armée et le PKK et met fin au processus de paix.
Le président a installé ses chars, ses blindés, son armée dans les villes kurdes du Sud Est, les villes qui ont en grande majorité voté pour nous. La population ne peut plus aller dans la rue sous prétexte qu’elle entrave sa soif de pouvoir. Depuis plus d’un an, dans les villes placées sous couvre-feu, 500 000 personnes ont été obligées de quitter leur terre parce que leur maison était complètement détruite. Tous les jours, des opérations sont menées pour arrêter, tuer, maltraiter, torturer. On peut dire qu’Erdoğan et l’armée se sont accordés pour détruire et nettoyer le Kurdistan turc.
La purge post-coup d’état qui est en cours en ce moment touche toutes les personnes qui ne partagent pas complètement les opinions du président : académiciennes/académiciens, journaux, TV, femmes/hommes politiques, juges, … Il impose le silence à tout le monde.
Levée de l’immunité parlementaire des députés HDP en 2016, violences dans les territoires kurdophones, arrestations massives des militant-e-s. Depuis votre percée électorale aux élections de juin 2015, comment se manifeste la guerre qu’Erdoğan a déclaré contre votre parti ?
De la veille des élections de juin 2015 au coup d’état manqué, il y avait une violence d’Erdoğan et de ses alliés contre la montée du HDP. Vous avez peut-être été informé-e-s seulement d’une infime partie des choses terribles qui se sont passées en Turquie, car le pouvoir en place a la main mise sur les médias.
Une guerre plurielle contre le HDP
Depuis le début de la campagne pour les législatives de 2015, les membres du HDP ont été pris pour cible sur divers fronts : en mai, des individus ouvrent le feu sur le siège du parti à Ankara, à Adana et Mersin (sud-est de la Turquie). En juin, un chauffeur du parti est tué, puis un attentat faisant 130 blessés survient à Diyarbakir quelques heures avant la tenue d’un discours du co-président du parti.
En octobre 2015, un attentat à Ankara lors d’un meeting du HDP tue 97 personnes, attaque perpétrée par une cellule de l’EI. Le groupe terroriste exporte en Turquie sa guerre contre le front des rebelles kurdes de Syrie.
Depuis la levée de notre immunité parlementaire, nous recevions des convocations des tribunaux pour être auditionné-e-s. Etant donné qu’Erdoğan a la main mise sur la Justice, aller au tribunal n’était pas pensable. Ce n’était pas la Justice qui allait nous juger mais Erdoğan en robe de procureur. De toute manière, depuis le putsch et avec la purge en cours, les Tribunaux fonctionnent au ralenti. Pour le futur, on ne sait pas si on va être arrêté-e-s mais jusqu’à présent aucun-e député-e HDP ne l’a été.
Par contre, de nombreuses femmes collaboratrices du HDP, élues ou militantes, ont été directement prises pour cible, arrêtées, torturées et même tuées. Très récemment, 3 de nos camarades femmes, Pakize Nayir, Fatma Uyar et Seve Denir, ont succombé à leurs blessures. On les a retrouvées, criblées de balles, dans l’endroit où elles avaient trouvé refuge. Malheureusement, ce n’est qu’un exemple parmi plein d’autres. Que ce soit au Kurdistan turc ou en Turquie, plus de 10 000 kurdes ont été arrêtés depuis les élections du 7 juin 2015. 2 500 conseillères/conseillers, co-maires et militant-e-s sont toujours détenu-e-s. Les chiffres ne cessent d’augmenter.
L’idéologie d’Erdoğan ne laisse aucune place aux femmes. Celles qui luttent sont directement prises pour cible. Certaines femmes ont été assassinées, exposées nues dans la rue pour donner l’exemple et pour dénigrer ouvertement le corps de la femme. Ekin Van est un symbole avec lequel ils ont voulu nous dire : « voilà ce que l’on fait de celles qui osent ».
Ekin Van : symbole du féminicide turc
Ekin Van, militante de la branche armée féminine du PKK (YJA-STAR), a été tuée le 10 aout 2015 par les forces spéciales turques. Les soldats ont voulu faire de cette femme un exemple en exposant dans la rue son corps massacré et dénudé. Les épouvantables photos de cet événement ont fait le tour des réseaux sociaux, sans aucun écho pourtant dans les médias occidentaux.
Depuis le début de la purge, on ne compte plus les viols et les tortures sexuelles. Cela ne risque pas de s’améliorer car, sous prétexte de l’état d’urgence, le nombre de jour de garde à vue est monté à 30.
Vous êtes venue en Europe pour rencontrer des responsables du Comité européen pour la Prévention de la Torture (CPT) du Conseil de l’Europe au sujet de l’état de détention d’Abdullah Öcalan. Il fut l’un des fondateurs du PKK, et est emprisonné depuis 1999(2). Pourquoi s’agit-il d’une priorité pour le HDP dans le contexte politique actuel ?
Pendant la période de pourparlers de paix entre le PKK et le gouvernement, les paroles d’Abdullah Öcalan ont été très importantes pour soutenir l’accalmie et rassurer le peuple kurde. Il était l’interlocutaire officiel de ces échanges avec le gouvernement et le porte-parole du mouvement kurdes. Ces interventions allaient dans le sens de la démocratisation du pays et de la paix civile. Il avait même dit que si la démocratie réelle n’était pas instaurée rapidement, un mécanisme de coup d’état allait se mettre en place, paroles qui se sont révélées justes.
Depuis le 6 avril 2015, le leader kurde n’était déjà plus autorisé à recevoir des visites et à voir sa famille. Nous sommes d’autant plus inquiet-e-s sur son état d’incarcération depuis la tentative de coup d’état. Le vice-Premier ministre a déclaré qu’il y avait eu une tentative d’attaque contre Öcalan et le commandant en chef de la sécurité de Moudania (Imrali) a été récemment arrêté et remplacé.
Nous n’avons pas plus de précisions et priver le peuple kurde d’information revient à mettre fin aux avancées démocratiques et à une possible paix civile. Il y a une tension extrême autour de l’état du fondateur du PKK, ce qui ne présage rien de bien. Öcalan, c’est la ligne rouge pour les Kurdes.
Nous sommes venu-e-s demander de l’aide aux instances internationale. Il faut, de toute urgence, qu’une délégation aille rendre visite à Abdullah Öcalan. Le Comité de lutte anti-torture est la seule instance européenne qui peut intervenir dans ce cadre.
Charlotte Mongibeaux 50/50 Magazine
(1) La Grande Assemblée nationale de Turquie est le parlement monocaméral qui dirige le pouvoir législatif, budgétaire et exerce un contrôle sur l’activité du gouvernement.
(2) A.Öcalan a été arrêté au Kenya en 1999, condamné à mort puis condamné à la prison à perpétuité sur l’île d’Imrali, pour avoir fondé un mouvement considéré comme « terroriste » par le gouvernement turc.