Articles récents \ Contributions L’extraordinaire sexisme ordinaire
L’affaire des silhouettes de femmes installées à Dannemarie (Alsace), puis retirées et finalement à nouveau autorisées par la Conseil d’État souligne l’embarras des juges face à la notion indéfinie de sexisme qu’il faudrait définir comme une disqualification de l’être femme.
Souvent le sexisme relève de l’instant : un écart de langage, un geste déplacé ; une attitude, un agissement, un comportement disent les textes juridiques, expressions violentes, souvent brèves, pour dire l’infériorité du sexe féminin. Jusque-là, on comprend. Cela se complique si on cherche une définition. Car tout se mélange, la question de l’égalité, la référence à la discrimination, la dénonciation d’une relation de mépris. «Atteinte à la dignité de la personne», lit-on aussi.
Dans l’affaire des silhouettes de femmes, plutôt caricaturales, offertes à l’espace public de la ville de Dannemarie, en Alsace, le Conseil d’État ne s’y est pas retrouvé et a finalement donné raison au maire plutôt qu’aux féministes (1). Qu’elles soient «dévalorisantes», ces silhouettes, on peut en convenir, sans qu’il y ait «atteinte à une liberté fondamentale». Qu’il y ait «méconnaissance du principe d’égalité», ne signifie pas «une volonté de discriminer». Bref, pas d’ «atteinte à la dignité humaine», pas d’«atteinte grave et manifestement illégale». Voilà, on convoque l’égalité et la liberté, on invoque la justice avec les mots «discriminer» et «illégalité», mais le sexisme reste, et subsiste justement «hors d’atteinte» face à ces mots de la démocratie. Le Conseil d’État semble (je dis bien «semble») s’y perdre. Et moi je comprends que c’est le mot «atteinte», si présent dans leur avis, qui doit retenir mon attention. De quelle «atteinte» s’agit-il ? Quels est le ou les mots du politique qui peuvent éclairer cette situation de «dévalorisation», seul mot négatif retenu par le Conseil d’État pour désigner ces caricatures de femmes ? Par ailleurs, je fais exprès de ne pas employer le mot «stéréotype», trop pauvre, mot qui renvoie à un ordre imaginaire, quand les images en question ne sont que du désordre social, donc de la caricature.
C’est là où la définition du mot «sexisme» intervient, et surtout devient nécessaire.
L’incertitude ne règne pas que dans un avis juridique. L’incertitude se glisse dans nombre de textes. Le Larousse, récent, parle d’ «attitude discriminatoire basée sur le sexe». Le sexisme, de la discrimination? Trop juridique, comme terme, pour désigner du mépris et de l’infériorisation. Au mieux, la discrimination est une conséquence, une suite à l’«agissement sexiste», mais pas le contenu même du geste ou de l’insulte. Ce mot d’«agissement», inscrit désormais dans la loi d’août 2015 (Code du travail), même s’il est un peu bizarre, dit bien l’attitude, le geste, le moment. Le sexisme s’inscrit dans une temporalité, c’est d’abord un acte qui n’appartient pas à un registre politique particulier (la démocratie) ou judiciaire contemporain. Le sexisme traverse les siècles.
Reste l’«atteinte à la dignité de la personne». La dignité de la personne est-elle la même pour tous et toutes ? Convenons que c’est un mot flou. Et même si Kant nous a appris que la dignité concerne une personne comme «fin en soi» et non «moyen pour autre chose», admettons que la question (être fin ou moyen), pour les femmes, est loin d’être réglée.
Alors je propose de définir le sexisme comme une «disqualification». Dans une croyance ou un discours, dans un geste ou un comportement sexistes on comprend que les êtres humains, notamment d’un sexe, ne sont pas de la même «qualité». C’est même la finalité du sexisme, que de dire : «vous n’êtes pas de la même qualité que moi».
Si on pense en termes de qualité, on se place, même malgré soi, dans un langage ontologique et non juridique, ontologie que dit l’être et non le droit. Oui, on peut prendre acte de ce que le juridique peine à lutter contre le sexisme et c’est là que nous devons être exigeants quant à la définition. Nous savons, bien sûr, qu’il n’y a pas (encore) de loi qui condamne le sexisme (à l’instar du racisme) (2). C’est pourquoi le Conseil d’État, saisi par la mairie de Dannemarie, réfute le terme de discrimination, réfute la référence à l’égalité et s’en tient à la notion de dévalorisation. D’où ma remarque : s’il s’agit de valeur, c’est parce que la qualité de la personne n’est pas la même. C’est ainsi que le sexisme se permet la disqualification de l’être femme.
Qu’est-ce qu’une qualité? Aristote dit simplement que c’est «une différence de substance». Ce qui signifie, dans sa démonstration, que la qualité permet de dire le semblable et le dissemblable, d’identifier les contraires (le noir et le blanc), d’indiquer des degrés (le plus et le moins). Le sexisme consiste bien à «disqualifier» les femmes.
Voici un exemple pris dans l’histoire lointaine et qui ressurgit au moment des révolutions (1789, 1848) pour justifier la fermeture des clubs de femmes. Une fameuse «légende du Concile de Mâcon» racontait qu’on y avait discuté de l’existence ou de l’inexistence de l’âme des femmes. Il s’agissait en fait, lors d’un synode provincial de 585, de savoir si le mot «Mensch», l’homme en général, englobait aussi dans sa définition, le sexe féminin (3). On n’en était pas sûr…
Être qualifiée, ou disqualifiée, telle est encore aujourd’hui le destin ordinaire des femmes des gestes et des discours qu’on leur adresse. N’est-ce pas extraordinaire?
Geneviève Fraisse, philosophe
Blog LibéRation de philo, Libération, 13 septembre
Geneviève Fraisse : Muse de la raison, démocratie et exclusion des femmes en France. Nouvelle Ed. Folio Histoire. reparution 2017.
2 Loi souhaitée par Simone de Beauvoir dans sa préface à l’édition de la chronique Le Sexisme ordinaire (Le Seuil, 1979), inaugurée dans Les Temps modernes en 1973.