Articles récents \ Monde Najat Ikhich : « Ytto encourage les femmes à semer le changement au Maroc »
Najat Ikhich est une féministe marocaine. Elle a créé à Casablanca l’ONG Ytto pour l’hébergement et la réhabilitation des femmes victimes de violences. Le centre propose des formations professionnelles aux femmes, s’occupe de la sensibilisation et de la conscientisation des jeunes, et offre une aide juridique aux victimes de violences.
Pourquoi avoir choisi de vous intéresser à la question des violences faites aux femmes ?
Mon engagement a commencé lorsque j’avais 7 ans. Mon père avait refusé de m’inscrire à l’école alors que toutes mes copines étaient déjà scolarisées. J’ai mobilisé tout mon quartier pour qu’il fasse pression sur mon père. À l’époque je ne savais pas que je défendais la cause des femmes, c’était juste mon droit. J’ai réussi à être inscrite à l’école. Mon père était furieux. Ce n’était pas ce qu’il voulait pour moi. Auparavant, j’avais fait deux années d’école coranique dont l’objectif était de nous faire apprendre le Coran par cœur, que nous puissions nous marier et nous occuper de notre famille. A l’école j’avais un excellent niveau ce qui m’a permis de sauter une classe. J’ai toujours été la première de ma classe. Je ne faisais qu’étudier pour prouver à mon père que je méritais de faire des études.
En 1973, mes parents ont voulu me marier de force. J’avais 16 ans, j’ai dû fuir le lieu de cérémonie. J’ai fait les 350 km qui me séparaient de Casablanca et j’ai trouvé refuge chez une voisine.
C’est peut-être également la raison pour laquelle j’ai toujours eu à cœur de me battre contre les mariages des mineures et la déscolarisation des filles.
En 1975, j’ai rejoint la commission femmes du parti socialiste marocain. J’ai créé plusieurs commissions de femmes dans les associations de jeunes, les associations culturelles, les syndicats étudiants, et les syndicats de l’enseignement. En 1989, j’ai créé La Ligue Démocratique pour les Droits des Femmes. J’ai quitté la politique en 1990 suite à des déceptions. Les partis politiques mettaient systématiquement en avant la question démocratique avant celle des droits des femmes. De mon point de vue, une démocratie ne peut mettre de côté la question des droits des femmes et se revendiquer « démocratie ».
Quelles sont les activités d’Ytto ? Combien de personnes travaillent avec vous ?
En 2004, j’ai créé l’ONG Ytto pour la réhabilitation des femmes victimes de violences. La structure regroupe 85 bénévoles et 7 salariées. Le centre de réhabilitation est situé à Casablanca. Nous nous occupons de la formation professionnelle des femmes, de leur alphabétisation, de leur apprentissage des langues et de l’informatique. Le centre s’occupe également de l’écoute juridique et la formation des « jeunes relèves féministes ».
Nous avons également instauré des caravanes de 200 à 60 personnes, qui vont dans les campagnes pour libérer la parole des femmes et développer avec elles leurs revendications. Nous organisons une caravane par an. Lors des préparatifs nous élaborons 3 formes de questionnaires : le questionnaire social détermine la qualité des infrastructures (dispensaires, écoles, routes, accès aux soins) ; le questionnaire médical évalue la santé de la population (maladies, degré de soin, mortalité des enfants, mortalité des femmes lors de l’accouchement) ; le questionnaire juridique mesure le respect des lois dans la région (mariage de mineures, abandon des familles, inscription à l’état civil, nature des violences faites aux femmes). Le dépouillement des questionnaires demande au moins 3 mois. Puis nous analysons les données recueillies. A l’issue de ce processus, nous construisons un plaidoyer pour apporter le changement.
La caravane nous permet de rencontrer des jeunes qui veulent créer des associations. A notre retour à Casablanca, nous continuons de les aider. Nous les formons, nous les dotons de moyens pour qu’elles/ils puissent se mettre en réseaux et qu’elles/ils puissent devenir une force de propositions dans leur région. On ne peut pas prétendre changer les choses à la place de la population. Il faut l’impliquer dans le changement. Nous lui apprenons à s’organiser pour être une force de propositions, une force de pressions/lobbying, puis devenir une force de changements.
Combien de femmes aidez-vous ?
Chaque année nous formons professionnellement 60 femmes, 2000 femmes bénéficient de notre programme de sensibilisation et de conscientisation et 150 jeunes bénéficient du programme « jeunes relèves féministes ». Nous recevons 30 femmes par mois, soit 360 femmes par an dans notre commission juridique. Au total, à Casablanca, 5000 femmes environ bénéficient de l’activité du centre.
15 000 femmes bénéficient du service de notre caravane. Si on ajoute la sensibilisation auprès des hommes et des jeunes on arrive à un total de 35 000 personnes aidées chaque année.
Comment s’organise la réinsertion économique des femmes ?
C’est un pan important de notre action. Nous formons les femmes aux métiers pour qu’elles puissent ensuite développer des projets générateurs de revenus et devenir autonomes. La liberté ne peut se passer d’une autonomie financière. Certaines femmes ne savent pas lire et écrire et donc signe n’importe quel document. On leur apprend à réfléchir par elles-mêmes. On leur apprend à élaborer des stratégies pour leur avenir, à développer leur esprit critique. A l’issue du programme de formation, le centre les aide à trouver un stage et délivre des certificats et des diplômes de formation.
Le Maroc a fait d’énorme progrès en matière de parité. Le code de la famille a été réformé en 2004 pour permettre à l’épouse d’avoir un statut presque égal à celui de l’époux. Le Maroc a ratifié 4 conventions de l’OIT sur l’égalité et la parité dans le travail. Pourtant, la situation des femmes victimes de violences ne s’améliore pas. A quoi cela est dû ?
Les réformes de ces dernières années sont de belles victoires. En ce moment, le Parlement marocain débat sur une loi contre les violences faites aux femmes.
Le système patriarcal installé depuis des siècles favorise le sexisme et la misogynie. On le retrouve dans le capitalisme sauvage, dans les politiques qui se disent sociales-démocrates. La disparition du capitalisme sauvage n’est pas évidente parce que celui-ci garantit la survie d’un système basé sur la richesse que les puissants n’ont pas intérêt à voir disparaître. La domination masculine garantit la continuité du patriarcat et l’exploitation de l’humain.
Les mouvements militants ne sont pas conscients que la domination masculine est le pilier des systèmes de l’exploitation de l’humain. L’établissement d’une société démocratique, égalitaire, sans violences faites aux femmes, et sans sexisme détruirait le noyau dur du patriarcat. Ceux qui bénéficient de la domination masculine ont donc intérêt à barrer la route aux féministes.
Etes-vous témoin d’un changement des mentalités concernant l’égalité femmes/ hommes ?
Les changements sociétaux sont lents. Je n’ai pas l’impression que le Maroc est en retard ou en avance par rapport aux autres pays. Dans les années 1970, il y avait une mobilisation énorme. On avait l’impression que tout-e-s les Marocain-e-s étaient dans la rue. Mais elles/ils n’étaient pas convaincu-e-s du projet de société pour lequel on se battait. Dès que des intellectuel-le-s de gauche sont arrivé-e-s au pouvoir, cette masse revendicative a disparu. Chacun-e est rentré-e chez soi : c’était une fausse force de changement. La vraie force de changement est celle construite petit à petit, qui a conscience que la société doit permettre à tou-te-s de vivre une vie digne. Aujourd’hui, les manifestations de défense des droits des femmes à Rabat sont toujours plus importantes que celles organisées par les partis politiques.
Dans les villages, des jeunes filles et des jeunes garçons travaillent ensemble au sein d’associations et de réseaux et élaborent des projets initiateurs de changement. Par exemple, 4 villages ont instauré le concours de poésie berbère sur l’égalité femmes/hommes et sur l’éducation des filles. Les hommes se sont mobilisés pour participer à ce concours. C’est une manière de ramener une partie de la population masculine à la cause féministe. D’autres villages ont créé des hammams pour permettre aux femmes de se réunir, loin du regard des hommes. Ce sont des lieux d’échanges qui permettent de libérer la parole des femmes.
Dans un autre village très pauvre, une femme propose aux pères de famille de leur donner des chèvres en échange de la garantie de la scolarisation de leurs filles : dans ce village les filles n’ont pas de parole, elles sont retirées de l’école à 8 ans et mariées à 12 ans. C’est une manière de faire pression sur les hommes.
Ces initiatives sont la semence du changement.
Propos recueillis par Salome 50-50 Magazine