Articles récents \ DÉBATS \ Témoignages Joseph Kosmann : « je ne me lève pas le matin en me disant ‘je vais être un contre-stéréotype’ »
Joseph Kosmann, éducateur de jeunes enfants et responsable adjoint multi-accueil d’Espace 19 à Paris, a fait partie des intervenants du colloque de l’AMEPE (Association pour la Mixité et l’Égalité dans la Petite Enfance), qui s’est déroulé en janvier dernier à Paris. Il témoigne de son expérience professionnelle et de son parcours au sein d’un milieu où la mixité se réalise très lentement.
J’ai vécu pendant deux ans et demi en Chine, cette confrontation avec le modèle de développement psycho-moteur et sensori-affectif des enfants chinois et la représentation de l’enfant idéal m’ont interrogé sur ma propre petite enfance et donné l’envie de me confronter aux stades premiers du développement des tous jeunes enfants. Ayant travaillé auparavant dans le secteur santé-social, je me suis dirigé tout naturellement vers une crèche inscrite dans un centre culturel et social situé dans le XIXème arrondissement de Paris, qui accueille des enfants venant du monde entier, il y a plus de 60 nationalités à Espace 19.
L’ouverture acquise au cours de cette expérience à l’étranger m’aide à accueillir les familles dans leur globalité, en relativisant tous les codes culturels.
Au départ, je n’avais pas d’a priori; je ne voyais pas la différence entre mes collègues femmes et moi. Je n’ai jamais senti de regards de défiance de la part des parents ou de mes collègues. Cependant j’ai mis du temps à faire la part des choses : j’essayais de verbaliser comme mes collègues, et hésitais à faire des activités d’éveil plutôt qu’observer le jeu libre. J’avais peur qu’en faisant le loup ou les parcours moteurs vers lesquels ma formation en STAPS me tournait naturellement, je ne m’enferme dans un stéréotype genré. J’ai mis du temps à laisser entendre ma grosse voix. À faire des activités bagarre, bataille de peluches ou bricolage.
Pourtant, lors de mes évaluations annuelles, mes responsables m’incitaient à partager mes idées, à former mes collègues, que ce soit sur l’aménagement de l’espace ou la tenue d’activités mettant en jeu le corps comme la peinture, avec les pieds par exemple. Au fil du temps j’ai trouvé ma place professionnelle, mais mon identité masculine suscite les commentaires des parents ou collègues : lorsque je porte un bébé, une maman émue remarque que c’est une belle image, quand je plie le linge le matin, une autre regrette que son mari ne fasse pas la même chose à la maison…
La banalité quotidienne devient remarquable parce que c’est moi qui le fais : c’est valorisant, bien entendu, mais pesant aussi. Je ne me lève pas le matin en me disant : « je vais être un contre-stéréotype ».
Une place à conquérir
J’ai pris conscience de ne pas être tout à fait à ma place dès le moment où j’ai recherché un emploi dans la petite enfance : bien qu’éligible à un contrat d’avenir, j’ai eu toutes les peines du monde à convaincre les conseillers ANPE du bien fondé de ma démarche. On m’a renvoyé d’agence en agence, contraint à effectuer un stage de réorientation : aux yeux de cette institution un homme, blanc et diplômé ne pouvait que se fourvoyer en cherchant du travail dans la petite enfance.
Il a fallu que la directrice de la crèche œuvre longuement, que je m’obstine et accepte de travailler bénévolement pour déjouer les embûches de l’ANPE et accéder au contrat auquel je pouvais pourtant légitimement prétendre.
Mon recrutement était laborieux car il ouvrait la voie. Dès lors, il fut beaucoup plus simple de faire accepter la candidature d’un homme au poste d’entretien qui implique un temps auprès des enfants, et ce malgré les stéréotypes qui jouaient à nouveau en sa défaveur pour prétendre au poste puisqu’il était rasta, africain, et diplômé. Mais il a été embauché, et je n’étais donc plus le seul homme dans la structure.
Une place qui fait mouvoir les frontières de postes
Le fait d’être un homme dans une équipe de femme pousse mes responsables à utiliser des compétences qui vont bien au delà de ma fiche de poste d’aide-auxiliaire puis d’éducateur de jeunes enfants (EJE) : c’est moi qui conduis le camion, qui fais le Père-Noël, qui assemble les meubles, qui orchestre les déménagements ou déneige l’entrée du centre. A l’époque ou j’étais aide-auxiliaire il m’a été confié l’animation d’une réunion d’équipe, l’organisation d’une kermesse lors d’une fête de quartier, l’intervention lors d’un atelier socio-linguistique sur le développement du langage chez le jeune enfant…
Cette transversalité, qui fait partie aujourd’hui de mes tâches en tant qu’EJE, était pourtant déjà requise lorsque je travaillais comme aide-auxiliaire, et elle est directement liée à mon identité masculine, comme le prouve par exemple l’appel d’urgence à ma présence lorsque la salariée qui travaille à l’accueil du centre social doit affronter des personnalités qui peuvent représenter une menace physique.
Il est évident que toutes ces tâches ne me sont pas seulement demandées parce que je suis un homme, mais parce qu’elles entrent dans le cadre de mon savoir faire personnel. C’est pourquoi elles sont plus valorisantes que discriminantes, et aussi pourquoi elles font bouger les frontières de ma fiche de poste d’EJE.
Une place toujours particulière
Aujourd’hui, le fait d’être un homme n’est plus le seul critère qui me distingue de mes collègues, puisque je suis également devenu le plus ancien salarié de la crèche. Cependant, la stabilité que ma posture professionnelle y gagne de fait et n’est pas comparable à celle de mes collègues femmes puisque, en neuf ans de carrière j’ai assisté à onze changements de postes occasionnés par des arrêts maternité.
Au contraire, pour moi qui suis présent avec une grande continuité, le fait de travailler aujourd’hui à 80%, à la suite de la naissance de mes enfants et donc d’être absent un jour par semaine, renforce ma particularité au sein de l’équipe, puisque cela accentue ma responsabilité face aux difficultés que peut rencontrer un enfant en adaptation en mon absence, autant que face à la résolution de n’importe quel avarie technique comme un volet roulant qui refuse de descendre.
Les hommes ont une place de fait dans une structure d’accueil des jeunes enfants : nous ne prenons pas assez en compte le fait que les enfants ont une mère et un père. Ce dernier est conforté dans son rôle de père attentionné, investi à part entière dans l’éducation de ses enfants lorsqu’il peut échanger avec un homme qui prend soin également des enfants. Pour les enfants, comme pour les pères, le fait de voir un homme maternant apporte un modèle libérateur. La connivence que les mères trouvent souvent lors des transmissions avec les professionnelles femmes peut être ainsi reproduite entre les pères et les professionnels hommes.
Joseph Kosmann
50-50 magazine était partenaire du colloque de l’AMEPE