Articles récents \ France \ Santé Patricia Millot : « on s’achemine vers une privatisation lente et sûre de l’hôpital »
Dans un contexte de mobilisations comme la grève du 8 novembre, et alors que les infirmier-e-s sont à nouveau descendu-e-s dans la rue le 24 janvier à la suite de la directive européenne relative à la reconnaissance des qualifications professionnelles. Patricia Millot est technicienne de laboratoire depuis 40 ans, et syndiquée à Solidaires depuis 30. Elle fait partie de la Commission égalité de Sud APHP qui travaille avec la Commission Femmes de Solidaires. Elle revient sur la crise que traversent l’hôpital et le personnel soignant.
En quoi le quotidien d’une infirmière a-t’il changé ces dernières années?
Le management actuel ne facilite pas le bien-être au travail, le personnel est épuisé, les relations humaines qu’il est indispensable de créer avec les patient-e-s ne se font plus. On a diminué les effectifs mais augmenté les charges de travail au niveau paperasses, tout doit désormais être tracé au niveau informatique et cette traçabilité informatique nécessite énormément de temps ! Ces contraintes associées à une baisse d’effectifs sont désolantes.
Une autre chose plus insidieuse consiste en la réingénierie des métiers. Auparavant, on passait un diplôme associé à un ensemble de tâches bien précises. Depuis, on fait croire aux membres du personnel qu’on peut leur donner plus de tâches valorisantes car ils sont bons et compétents, mais sans revalorisations financières bien sûr. Cependant, on leur demande en réalité des tâches pour lesquelles leur diplôme ne les qualifie pas. On pallie par exemple la pénurie de médecins en demandant aux infirmier-e-s d’effectuer leurs tâches. Lorsque des patient-e-s sont suivi-e-s pour une maladie chronique, s’il est contenu dans un protocole que le patient-e doit voir un médecin toutes les semaines, elle/il le verra désormais une semaine sur deux, et l’infirmièr-e complétera la semaine manquante.
Certaines échographies sont effectuées par des manipulateurs radio au lieu de radiologues. Dans ce cas de transferts de tâches, la responsabilité humaine peut être très problématique, et les conséquences d’actes non répertoriés dans la classification du métier très lourdes pour le personnel, comme dans le cas d’une erreur de prescription médicale par exemple.
Le personnel n’est pas assuré, ne sera pas pris en charge, et risque des poursuites judiciaires importantes si quelque chose tourne mal. Une bataille syndicale lutte contre ce transfert de tâches qui est survenu il y a 4 ou 5 ans et pallie le manque de personnel à tous les étages : il y a un phénomène de cascade, donc tous les niveaux sont touchés, mais certains plus gravement que d’autres. La question de responsabilité n’est jamais claire et l’administration ne soutient pas forcément le personnel jusqu’au bout.
Comment décririez-vous le rapport avec vos hiérarchies, a t-il changé ces dernières années ?
Dans ce contexte de crise, les rapports sont extrêmement tendus. Pour le personnel, le rapport hiérarchique, c’est le cadre. Or, les cadres sont noyés dans d’incessantes réunions avec l’administration, réunions qui les déconnectent complètement de la réalité quotidienne des personnels qu’elles/ils sont censé-e-s manager. Quand j’ai commencé à travailler, la cadre supérieure (appelée surveillante à l’époque) venait donner un coup de main s’il manquait quelqu’un car elle était issue du métier et savait donc quoi faire. Ce genre de situations est désormais impossible.
Certains cadres n’ont jamais fait ce métier, ce sont de plus en plus des cadres de management et de gestion de personnel. Il est ainsi difficile pour elles/eux de mettre en place autre chose qu’un rapport conflictuel hiérarchique. L’école des cadres, a supprimé le module médical pour le remplacer par un module management, fait en partenariat avec HEC, c’est dire l’orientation de l’encadrement. Un-e cadre infirmier-e n’est plus obligé-e d’être infirmier-e, il lui suffit d’être gestionnaire donc évidemment il lui est possible de relativiser tous les problèmes du personnel puisqu’elle/il ne les comprend pas et n’a que des pions à placer à différents endroits. Leur objectif est un personnel mobile au sein d’un même hôpital : pas étonnant que des structures privées de soins de suite s’ouvrent ! L’hôpital se charge de ce qui est lourd, et pour tout ce qui concerne les soins de suite et la convalescence? les patient-e-s qui le peuvent courent vers le privé : on s’achemine vers une privatisation lente et sûre de l’hôpital. Certes, on a encore des fonctionnaires mais plus pour longtemps, il y a de plus en plus de personnel non-titulaire.
Quelles étaient les principales revendications de la dernière grande grève du 8 novembre 2016 ?
La grève est partie de Toulouse, quand il y a eu une vague de suicides dans les hôpitaux. Le mouvement de protestation est parti d’une coordination des associations corporatistes, et les syndicats ont ensuite embrayé. A Paris, les cortèges ne se sont pas mélangés, il y avait deux cortèges bien distincts, un cortège d’associations professionnelles (élèves infirmier-e-s), et un cortège de syndicats.
Les revendications des infirmier-e-s portaient principalement sur l’attitude de Marisol Touraine, qui n’avait fait aucun communiqué relatif à la vague de suicides, et n’avait répondu que trop tardivement en annonçant « un plan d’aménagement de la qualité de vie au travail ». Les syndicats, de leur côté, souhaitaient également clarifier les problèmes financiers des hôpitaux, notamment concernant la politique de l’ONDAM (Objectif national de dépenses d’assurance maladie), qui gèle les finances de l’hôpital, impliquant qu’on fasse autant avec moins de moyens et moins d’effectifs.
Ces revendications des syndicats n’ont pas été entendues et il y a eu un essoufflement du mouvement. Les revendications des infirmier-e-s, qui ne portaient pas directement sur ces questions financières plus techniques connues essentiellement des instances directives et stratégiques, a été beaucoup plus entendu. Mme Touraine a proposé un plan d’aménagement pour apaiser les tensions mais aucune action concrète n’a été perçue, d’où un nouvel appel à se mobiliser. Le lien entre les deux parties (syndicats et associations) ne s’étant pas amélioré, les syndicats n’appellent pas à la grève.
Avez-vous obtenu quelques satisfactions suite à cette mobilisation du 8 novembre ?
Pas vraiment. Une des mesures notables des dernières années, c’est la chirurgie ambulatoire, mode de prise en charge permettant de raccourcir à une seule journée votre hospitalisation pour une intervention chirurgicale. Cette mesure a induit une baisse d’effectifs puisque les patient-e-s restent moins longtemps à l’hôpital, or le nombre d’opérations, lui, n’a pas changé ! Autant de soins préparatoires, gestes, examens, radios, sont nécessaires et le personnel doit effectuer les mêmes tâches en moins de temps, avec moins de gens.
Cette condensation forcée aboutit nécessairement à une déshumanisation de la relation avec les patient-e-s. Il y a aussi le problème des complications si les patient-e-s connaissent des problèmes une fois rentré-e-s chez elles/eux. L’ambulatoire peut s’avérer très bénéfique pour les patient-e-s si leur situation personnelle leur permet de vivre sa convalescence dans de bonnes conditions, mais dans certains cas ce n’est pas un avantage, il n’y a pas de cas par cas, or on a réduit le personnel en fonction des objectifs ! C’est le même cas de figure pour les délais en maternité, certaines femmes peuvent sortir au bout de 2 jours alors qu’elles ont subi une césarienne et d’autres ne le peuvent pas.
La vague de suicides est aussi à relier à tout ceci.
Voyez-vous entrer dans le métier plus d’hommes qu’il y a quelques années ?
Oui, on voit arriver des hommes ! Habituellement, selon les schémas de genre, les métiers féminins sont moins bien payés et ont moins d’évolutions de carrière que les métiers masculins. De nos jours, on voit pourtant arriver des hommes y compris dans les métiers d’agents, d’aide-soignants…
Ce phénomène est-il dû au chômage important, qui fait que les hommes revoient leurs ambitions à la baisse, ou à une meilleure orientation professionnelle ? Il est difficile de donner une réponse exacte. Cependant, on constate que quand les infirmiers arrivent dans les services, ils se dirigent très rapidement vers les fonctions de cadre. Si cette orientation progresse, et que les hommes qui arrivent dans un métier féminin, c’est-à-dire une profession sous-payée avec peu d’espoirs d’évolution, s’orientent plus facilement vers des métiers d’encadrement, alors l’écart entre hommes et femmes dans les métiers dits féminins va encore augmenter. Ce phénomène, encore assez récent, est donc à surveiller de près.
C’est étonnant de voir des hommes s’intéresser aux métiers du soin, dont on dit même si c’est bien sûr caricatural qu’ils conviennent mieux au femmes ; ce genre de stéréotypes a la vie dure. A chaque fois que les hommes ont quitté des métiers et que les femmes les ont remplacés, le salaire a cessé de grimper : c’est valable pour les médecins par exemple, à qualifications égales, le salaire est moindre. Je doute que l’arrivée des hommes dans nos métiers du soin fasse monter les salaires. Si c’est pour que l’encadrement devienne masculin, c’est un mauvais calcul.
Propos recueillis par Copélia Mainardi 50-50 magazine