Articles récents \ Culture \ Arts \ France « Présumées coupables » : du Moyen Âge au XX° siècle, cinq archétypes de femmes face à la justice
Jusqu’au 27 mars 2017, les Archives Nationales accueillent l’exposition « Présumées coupables ». Parcourant près de 7 siècles, ce sont 320 interrogatoires de femmes accusées qui sont partiellement retranscrits et exposés, donnant à voir et entendre une parole trop souvent déformée par de multiples représentations iconographiques. Une journée de débats et de rencontres autour de l’exposition est organisée par les Archives Nationales et 50-50 magazine le 31 janvier. Entretien avec Fanny Bugnon, docteure en histoire et maîtresse de conférence à l’Université de Rennes 2, qui est l’une des commissaires de l’exposition.
Comment est venue cette idée d’exposition ? Est-ce une commande des archives ou l’initiative de chercheuses et chercheurs ?
Cette idée vient de Pierre Fournié, le conservateur en chef du patrimoine des Archives Nationales, commissaire de l’exposition aux côtés de Michel Porret, professeur d’histoire moderne à l’Université de Genève, et de moi-même. Lors d’une exposition il y a quelques années, j’étais intervenue sur des questions de police et de surveillance dans le contexte de figures de la violence politique au XIX° siècle, et à l’issue de cette rencontre Pierre Fournié m’a parlé de son désir de faire quelque chose sur les femmes et la justice. Il y a trois ans, le projet est enfin né, avec l’ambition de travailler sur une période chronologique large, et sur des figures emblématiques de femmes criminelles présentes à la fois pénalement et dans les imaginaires collectifs. Notre triumvirat de commissaires a été largement aidé, dans ce travail de longue haleine qui a duré trois ans, par le conseil scientifique de l’exposition ainsi que le personnel des Archives Nationales.
Est-ce la première fois que les Archives font une exposition autour de questions d’un sujet pointu sur les femmes ?
C’est à ma connaissance la première fois qu’une exposition est spécifiquement dédiée aux femmes. Même en France, il n’y a jamais eu d’expositions sur femmes et justice, sur les femmes et leur relation au crime, ou c’est en tout cas la première fois qu’on a accès à ces documents de procédure qui concernent spécifiquement des accusées femmes.
Pourquoi le choix de ces 5 figures féminines – la sorcière, l’empoisonneuse, l’infanticide, la pétroleuse (l’anarchiste), et la traîtresse (la femme tondue) ?
Au départ, nous sommes partis de deux constats corrélés : la sous-représentation des femmes dans la population pénale (entre 5 et 10%), une constante depuis le Moyen Âge, et paradoxalement, leur sur-représentation à certaines périodes et pour certains types de crime et délit. Nos archétypes se sont dessinés ainsi, de manière assez évidente. Il a fallu faire des choix, nous avons dû éluder certaines figures, comme celles des prostituées par exemple : les femmes concernées ne commettaient pas de délit à proprement parler mais le racolage et le vagabondage étaient tout de même sanctionnés. Nous avons également choisi d’écarter les figures des avorteuses et avortées, car nous avons considéré qu’elles étaient en partie incluses dans les infanticides puisque les femmes tentaient d’abord d’avorter, d’autant qu’en vertu de l’édit d’Henri II de 1556, dissimuler sa grossesse est un crime. De manière générale, ces figures non traitées spécifiquement demeurent présentes à travers l’iconographie qui jalonne l’exposition.
De ces 5 archétypes, la sorcière est la figure matricielle, celle qui nourrit les autres. L’empoisonneuse a des connaissances liées aux plantes, un savoir qu’on reprochait également aux sorcières. Les pétroleuses étaient accusées de lancer des incendies, et les sorcières ont régulièrement été associées à cette figure du feu. Les traîtresses étaient tondues, un traitement que subissaient régulièrement les femmes accusées de sorcellerie, sur le corps desquelles les juges recherchaient la marque du diable, c’est-à-dire une trace physique de la possession de ces femmes par le démon. Cette figure de sorcière est donc particulièrement symbolique, d’où sa prédominance dans l’iconographie et l’organisation de l’exposition.
Les procédures constituent le principal point commun de ces différents archétypes : certaines questions posées aux prévenues sont des questions qu’on ne posait pas aux hommes. Elles portaient sur des domaines réellement intimes, sur les mœurs, la sexualité, et ces interrogations sur une sexualité coupable, hors contrôle, supposée ou réelle, est une question lancinante que les juges posent à toutes les accusées indifféremment de la période historique, y compris les pétroleuses alors qu’on les soupçonnait d’actions qui n’avaient a priori rien à voir avec la sphère domestique ou intime, à la différence des empoisonneuses ou des infanticides. Ce trait de figure commun permet d’entrecroiser le domaine pénal et les imaginaires sociaux.
Comment avoir réussi à faire lire et entendre au public des extraits de documents d’archives quasi-illisibles ?
Le principe des Archives Nationales est de conserver ce que sa directrice, Françoise Banat-Berger, qualifie de « vestiges de papier ». Cette exposition propose de donner à voir et à lire des pièces de procédures illisibles pour la plupart d’entre nous pour des raisons de graphie ou de langue (ancien français, latin, dialectes régionaux…). L’enjeu est donc de montrer des documents manuscrits ou dactylographiés qui peuvent apparaître a priori non spectaculaires ou particulièrement attirants mais au contenu remarquable car ils rendent compte de la façon dont les femmes ont été jugées à travers les siècles.
Pierre Fournié a souhaité exposer telles quelles ces pièces maîtresses, en transcrire certains extraits, les traduire, en surligner des passages, et reproduire le texte original sur les écrans. C’est un dispositif qui n’a pour l’instant pas de nom car il a été créé spécialement pour l’exposition pour donner à voir des documents sur le procès de Jeanne d’Arc par exemple, ou sur différents procès de sorcellerie, pièces jusqu’ici réservées à des archivistes ou paléographes spécialistes de la période médiévale. Contempler ces supports, ces objets, ces manuscrits, c’est avoir accès à la parole des femmes, même une parole restituée puisqu’il y a évidemment un certain nombre de filtres qui se superposent, le filtre judiciaire, celui du greffier, celui de la torture…
Une autre particularité de cette thématique est que tout au long de l’histoire à travers les siècles, ce sont toujours des hommes qui jugent les femmes, il n’y a pas de femmes magistrates en France avant 1946, pas de femmes avocates avant le début du XX° siècle. Cela nous place donc face à la représentation d’un ordre des sexes, à la représentation du pouvoir détenu, de la légitimité à dire le droit, à la conception d’une justice masculine, non au sens biologique mais au sens de la définition même du terme de « pouvoir ». Cette transcription et ce dispositif de médiation visent donc à rendre compte de cette justice des hommes qui s’exerce à travers ces procès verbaux et pièces de procédure, et dont l’importance se mesure dans la surabondance d’iconographie.
L’imaginaire du crime au féminin est saturé de représentations (d’estampes et gravures aux bandes dessinées et cinéma…), et ces représentations sociales et culturelles se sont faites sans la parole des principales intéressées. L’objectif de l’exposition est donc de confronter les deux, de donner la parole aux femmes, et de confronter cette parole aux représentations qui en ont été faites, certaines proches de la réalité, d’autres très fantaisistes. C’est quelque chose d’inédit. L’importante couverture médiatique et la haute fréquentation de l’exposition témoignent de ce désir du public de sortir de ces fantasmes pour se confronter à la matérialité de l’histoire de la justice et des femmes jugées. Il y a une vraie demande sociale, et une réelle curiosité autour de ces « présumées coupables », parce que femmes.
Propos recueillis par Copélia Mainardi 50-50 magazine