Articles récents \ France \ Société Samia Ben Jerad : « Les femmes ne quittent jamais vraiment Africa […] la solidarité créée dépasse le simple accompagnement »
AFRICA 93 (Association pour la Formation contre le Racisme pour l’Intégration et la Citoyenneté Active) est une association féministe, antiraciste, internationaliste et laïque créée en 1987, qui oeuvre pour les femmes en situation de précarité à la Courneuve, dans le 93. Rencontre avec Samia Ben Jerad, qui dispense tous les jours accompagnement administratif, soutien psychologique, conseils d’orientation et solutions pratiques.
En quoi consiste votre travail au sein d’Africa 93 ?
L’axe d’intervention de l’association, c’est l’accompagnement de femmes victimes de violences et/ou de discriminations.
Au début j’accueillais pendant plusieurs semaines voire mois des femmes de tous horizons, surtout pour des démarches administratives. J’en accompagne d’autres de manière beaucoup plus ponctuelle, une ou deux fois par an.
Et puis à un moment donné, sans trop savoir l’expliquer, nous avons eu une vague d’arrivée de femmes à situations similaires, subissant des violences, de la part du mari ou de la belle-famille. L’une des formes de violence tient aux problèmes de papiers, avec une régularisation administrative qui pose problème, sans laquelle elles sont démunies. Elles sont mariées, mais ne savent pas à quoi elles peuvent exactement prétendre car leur mari les isolent. Je me suis donc retrouvée à devoir travailler autrement, et l’accompagnement très intensif a dépassé l’administratif, il est devenu plus personnel.
Quel est le type de public, principalement donc des femmes sans papiers ? Accueillez vous des femmes de tous âge ?
Sur les 12 derniers mois, c’est principalement des problèmes de papiers. Une de mes récentes arrivées a vu son mari les lui confisquer avant de partir et l’a laissé avec un petit garçon. Quand elle a tenté de reprendre sa vie en main, peu importe l’institution vers laquelle elle se tournait, on lui demandait toujours des documents dont elle ne disposait pas.
En moyenne, on accompagne une dizaine de femmes en même temps. La tranche d’âge c’est de 20 à 55 ans. La même problématique se retrouve très souvent : des mariages qui ont eu lieu dans le pays d’origine puis un abandon à l’aéroport, la découverte d’une femme et d’enfants sur place, ou un accueil très temporaire de leur mari avant d’être livrées à elles-mêmes, et cet abandon entraîne bien sûr une immense culpabilité et remise en question.
Avez-vous le droit d’héberger des femmes dans le besoin ?
Non, absolument pas. Ce n’est que de l’accompagnement : démarches concrètes à suivre et conseils psychologiques. Pour l’hébergement des arrangements sont faits tant bien que mal, il y a beacoup de solidarité entre elles, la plupart parviennent à s’héberger mutuellement pendant quelque temps, des réseaux se nouent…
Différentes institutions spécialisées peuvent aussi aider comme le Foyer de jeunes filles. Pour l’instant on arrive toujours à temporiser suffisamment pour qu’il n’y ait pas de situations extrêmes où elles se retrouvent à la rue sans rien. Les anciennes qui ont pu bénéficier de notre accompagnement mais ne viennent plus régulièrement continuent à fréquenter l’association et proposer leur aide quand elles le peuvent. Les voir se soutenir et s’encourager malgré toutes leurs galères est extrêmement touchant et nous aide énormément dans nos démarches.
Avez-vous à gérer des situations de danger imminent ?
Oui, bien sûr, on se retrouve souvent à appeler la police et à intervenir nous-mêmes directement. Au commissariat, ils savent qu’on peut être amenées à les appeler en cas d’urgence ; l’hiver dernier par ex. j’ai dû les prévenir que j’allais intervenir chez une des femmes que je suivais mais qu’il était possible que j’ai des problèmes car son mari était sur place. Ils m’ont finalement accompagnée mais ce n’est pas le cas à chaque fois. Par moments moi aussi j’ai peur mais il est hors de question de le laisser paraître, elles ne se battront pas si on montre nos doutes et inquiétudes.
Vous vous déplacez donc personnellement ?
Bien sûr ! La dernière fois ,c’était pour une jeune fille fraîchement arrivée d’Algérie pour retrouver son mari qui s’est retrouvée toute seule à l’aéroport, sans nouvelles de lui pendant 15 jours, avant qu’il ne refasse surface avec un bouquet de fleurs ! Il nous était difficile de savoir réellement ce qui se passait derrière, puisqu’il l’embobinait, en tentant de temporiser son installation. De passage à Bobigny, je me suis dit que j’allais jeter un coup d’œil chez cet homme. En entrant dans le hall j’ai demandé si « Mme Untel » habitait bien ici : elle n’y avait jamais mis les pieds donc selon toute vraisemblance personne dans les habitants de l’immeuble n’aurait dû la connaître, or ils m’ont répondu que c’était bien au premier… Je me suis donc demandé ce qui m’attendait là-haut, et une jeune femme m’a ouvert avec 2 enfants en bas âge : sa deuxième épouse.
Avant de lui annoncer ça, je me suis dit qu’il fallait que je parvienne à lui annoncer une bonne nouvelle. J’ai laissé passer le premier rendez-vous à la préfecture et quand elle a obtenu son premier récépissé, je lui ai dit qu’il fallait que je lui annonce une mauvaise nouvelle. C’est très difficile, évidemment. On voit les femmes se décomposer, c’est une humiliation terrible. Ce genre de double vie est une situation avec laquelle nous devons fréquemment composer. Ces femmes ne savent pas ce qu’elle vont devenir, ont renoncé à un boulot dans leur pays, ont laissé toute leur vie derrière elles… Et ici quand elles cherchent dans les papiers de leur mari, elles ne trouvent aucune trace d’elles alors qu’ils sont mariés depuis 3 ans, même dans les impôts, les différents documents, elles ne sont mentionnées nulle part.
En tant qu’association, disposez-vous de moyens suffisants?
Nous n’avons pas du tout assez de subventions étatiques. Les moyens dont nous disposons ne sont pas à la hauteur de ce qu’on voudrait mettre en œuvre pour ces femmes. Actuellement, la seule salariée c’est moi et je me plie en quatre. On a heureusement beaucoup de bénévoles, qui donnent de leur temps et nous aident, mais certaines sont jeunes et inexpérimentées : elles font un travail formidable mais ne se sentent pas légitimes et ne vont donc pas forcément oser insister auprès de différents partenaires.
Un exemple d’accompagnement
J’ai accompagné un couple d’Italiens , c’est un de mes rares exemples de « couples », qui était en France depuis moins d’un an la première fois qu’ils sont venus. Ils se sont retrouvés sans ressources et la mairie les a orientés vers nous. Ils n’avaient pas de numéro de sécurité sociale et donc pas de droits au chômage ni au RSA, des problèmes de logement, de travail…
J’ai pris les choses méthodiquement, petit à petit, et peu à peu les choses se sont débloquées, l’homme a trouvé un boulot, j’ai aidé à l’entretien d’embauche au téléphone, etc. Une fois ceci débloqué, ils se sont quand même retrouvés mis à la porte de chez eux, à cause d’un propriétaire qui ne leur avait pas fait de contrat de location réglementaire et les a expulsés du jour au lendemain, et idem pour l’hôtel social car la propriétaire a décidé de vendre au décès de son mari… jusqu’à ce qu’en continuant à batailler ils retrouvent un logement social à Paris, immense victoire !
Une fois qu’elle a eu son logement et ses papiers, la femme s’est dit qu’elle devait désormais travailler. Elle est coiffeuse de formation et a décidé de passer son BAFA, mais tout le monde lui disait qu’à 48 ans, elle était trop vieille pour ça. Je lui ai dit que ça n’avait aucune importance, que si c’était ce qu’elle voulait faire on allait se débrouiller. On a frappé à toutes les portes, trouvé des associations qui dispensent ces formations avec une participation moindre de la part des candidat-e-s, et elle l’a obtenu ! Elle est super, a fini par trouver un poste, pas encore titulaire mais vacataire au moins !
En 2 ans, cette femme a réussi à accomplir un nombre de choses hallucinant. Elle est revenue me voir ce matin avant que sa responsable l’appelle pour lui proposer un remplacement de dernière minute, elle était désolée alors que pour moi bien sûr le fait qu’elle travaille est l’essentiel ! Elle habite pourtant dans le XXème donc pas dans notre quartier mais demeure ce besoin de « revenir au bercail » comme elle dit.
A partir de quand considérez-vous qu’une femme s’en est « sortie », quels éléments concrets pour déterminer qu’elle n’a plus besoin de venir régulièrement et que vous avez réussi votre accompagnement ?
Les femmes ne quittent jamais vraiment Africa. Une fois qu’on y a passé du temps, on y revient par amitié, même si on ne fait que passer, dire bonjour… La solidarité créé dépasse le simple accompagnement, une fois la situation débloquée, les femmes ne coupent pas tous les ponts.
Quand vous vous retrouvez à accompagner des gens pour des visites dans des hôtels sociaux, pour des colocations, vous partagez leur intimité, vivez leurs galères au jour le jour, il est impossible de rester derrière son bureau à dire qu’on pratique seulement un accompagnement administratif et que le reste ne nous concerne pas. Forcément, les liens créés sont très forts, et quand ces femmes m’annoncent de bonnes nouvelles je suis encore plus contente que si ça me concernait directement. C’est effectivement un travail difficile, où il faut beaucoup prendre sur soi parce qu’on encaisse toutes les angoisses, les stress, les peurs, de plein fouet.
Mais il y a certains moments de grâce où on se dit que ça vaut vraiment la peine. L’attachement à ces filles nous pousse à faire les choses bien, parce qu’on se dit qu’elles méritent mieux que ça.
Propos recueillis par Copélia Mainardi 50-50 magazine