Articles récents \ DÉBATS \ Contributions Le sexe creux
Naître femme. Naître avec le fardeau d’être une femme. Provoquant pour ainsi dire, mais pas tant. Naître femme, c’est naître avec le sexe creux, par opposition, comme dirait Bourdieu, à ce sexe tendu, brandit telle une arme. La femme est dépourvue de cette arme qu’est le phallus. La femme a des mamelles, porte dans sa chair ces petits êtres en préparation. C’est dans le ventre des femmes que se construit le monde. Des femmes oui, un pluriel choisit pour rendre contre de leur diversité, ne les réduisant point à une entité, à un tout, semblables entre elles. Car pour réduire, pour rabaisser, on supprime l’unicité, on caricature, on ramène tout à une seule et même entité. Cette entité caricaturée, stigmatisée.
Comme l’évoquait Elif Shafak dans son ouvrage Lait noir, la femme est réduite à une série de termes « pacifiste, tendre, affectueuse », s’opposant à des qualités dites masculines « actif, rationnel, fort ». Une dualité au sein de laquelle le pôle négatif est associé à la féminité. Les femmes sont des êtres ainsi caricaturés. Caricaturer pour déshumaniser. Caricaturer pour supprimer l’unicité. La femme, c’est cette entité aux cheveux longs. Ce mammifère réside dans des lieux clos, discret. La discrétion, la résignation. Ces qualités, féminines, tout comme ce goût pour l’embellissement permanent. Car la femme est l’accessoire de l’homme, un singulier la ramenant à un cliché d’apparence humaine.
Sexe creux et sexe tendu
Promenez vous dans les rayons d’un magasin pour enfants, ces grandes enseignes. Vous y trouverez deux messages, un pour le sexe creux, un pour le sexe tendu. Le sexe tendu construit, se bat, est fort, comme en démontre les innombrables jeux de construction, de soldats fiers, une kalachnikov à la main. Le sexe creux apprend la résignation, intériorise l’enfermement en apprenant son rôle de femme. Le sexe creux. Celui du dessous lors de l’accouplement, cet accouplement intériorisé comme une sorte de conquête du sexe creux par le phallus. La pénétration comme don. Le sexe creux est celui qui est donné au sexe fort. C’est le sexe faible, dont l’essence est de s’offrir. Cependant, la femme n’existe pas. Elles demeurent des milliards, construisant à travers le monde ces petits êtres dans leur ventre, l’Humanité se développant au sein de leur chair. Mais on a supprimé leur unicité, les ramenant à une entité appauvrie, à une espèce de cadre dans lequel ces dernières doivent se soumettre, contraintes d’arrondir les angles de leur personnalité afin d’y pénétrer.
Simone de Beauvoir, dans Le deuxième sexe, parlait d’aliénation. Aliénées dans leur corps, des douleurs dans l’abdomen les déchirant une fois par mois, et ces quarante semaines menant à la destruction de leur chair, déchirant leur vagin pour donner naissance.
Le corps d’une femme est une matrice de souffrance. Une souffrance intériorisée, une souffrance comprise telle un phénomène sociétal banal. La résignation permanente.
J’ai voulu écrire ce texte afin de rendre compte du fardeau d’être une femme. Du fardeau de devoir supporter et subir les stigmates de cette féminité aliénante.
Être femme, c’est demeurer un être de chair. Nous défilons tels les plus beaux biftecks dans la rue. On nous interpelle en permanence. On nous siffle, comme on sifflerait un chien. Ce sera à qui sera le plus offrant se disent ils. On accuse le féminisme afin de légitimer et de tenter de donner un certain charme à ce système de marchandisation des corps. Or, les revendications féministes ne sont que l’expression du désir d’être seulement traitées en tant qu’êtres humains, car comme l’ évoquait le Docteur Bernard Muldworf, nous déplorons notre « place subalterne dans la production sociale ». Cependant être féministe est ramené à une sorte de comportement vulgaire, visant à reproduire un schéma de domination. Il est davantage convenable de rester à sa place d’objet. Cela paraît étrange, car il semble évident que personne ne souhaiterait être considéré comme un être humain de seconde zone. Je reprend ainsi les propos d’Elena Gianni Belotti, qui en 1973 écrivait que la découverte de cette infériorité affaiblissait l’estime de soi et diminuait l’ambition, limitant ainsi « la réalisation de soi ». Ainsi, nous sommes devenues des âmes dont le corps a été déchiré et les rêves arrachés par une tempête de crimes tolérés.
Cette vague de crimes n’a qu’un seul mot, et semblable au « féminisme », on ne l’évoque qu’à voix basse, avec toujours cette espèce de pudeur pitoyable sensée nous caractériser.
Neuf sexes mutilés par heure
Il s’agit du viol. La plupart des femmes avec lesquelles j’ai eu l’occasion de converser, au sein de mon entourage, au collège, au lycée, à l’université, et même au cœur de ma propre famille vivent avec ce fardeau. J’en fais partie. Je fais partie de ces femmes, survivant en permanence avec cette espèce de masse sombre immonde, ce trou noir inscrit telle une empreinte indélébile, dans un néant niché entre les côtes et l’abdomen. Nous vivons en permanence avec les va et vient incessants de ce souvenir destructeur. Le va et vient qui tue.
En France, 75000 personnes par an sont violées, selon l’Observatoire National de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP). La majorité des personnes attaquées sont des femmes. Neuf par heure. Neuf femmes par heure. Neuf sexes mutilés par heure. Neuf poignards plantés dans le corps.
Ce va et vient qui tue. Peu osent porter plainte. Une honte qui emplit jusqu’au plus profond de l’âme, par cette sensation de culpabilité, ces remords. La honte aux trousses, telle une ombre nous poursuivant, s’agrippant à nos êtres. Résider en tant que coupables d’un crime dont nous sommes victimes, baignant dans une société au sein de laquelle « quatre Français sur dix considèrent que la responsabilité du violeur est atténuée si la victime a eu une attitude provocante ».
La honte d’être nées avec le sexe creux nous suit à la trace. Comme l’évoquait récemment Barack Obama, nous vivons dans un monde où on ne cesse de complimenter les hommes pour leur sexualité, et de réprimander les femmes pour la leur. On aliène ainsi les hommes aux stigmates d’une virilité destructrice. Leurs corps peuvent s’exprimer, contrairement à ceux des femmes. Une femme dont la sexualité demeure active se verra attribuer une multitude d’adjectifs négatifs. Cette dernière aura l’obligeance, et ce dès la puberté, de tenir compte de sa réputation. Si elle n’y veille pas, cette dernière se verra insultée en majorité par des femmes, ces dernières ayant intériorisé la honte de l’accouplement, ainsi que la domination masculine, sorte de syndrome de Stockholm touchant les femmes de multiples horizons. Le désir proscrit, le désir restreint. Avoir des rapports sexuels pour procréer. Avoir des rapports sexuels dans l’unique but de satisfaire le sexe tendu. Les hommes, ces êtres dont le corps est libre.
Ainsi, il ne semblerait point que tous les violeurs se rendent compte des crimes qu’ils perpétuent, qu’ils ancrent dans nos chairs, car eux même ont intériorisé le fait que pour être un homme, il faut prendre le sexe des femmes.
La question qui se pose désormais, c’est comment pouvons nous vivre une sexualité épanouie alors que nos corps sont arrachés ? Ces viols permanents, ces interpellations dans la rue. On siffle un chien. On siffle une femme. Comme si le fait d’avoir un creux entre les jambes témoignait d’un manque d’humanité. La femme cet « être manqué » évoquait St Thomas d’Aquin. Les femmes seraient donc elles moins humaines que les hommes ? Des êtres offerts, à destination sexuelle ? Aliénées par leur vagin à la servitude permanente, le sexe creux, le sexe offert, un phallus dans le corps, et cette masse immonde qui nous poursuit, indélébile, souvenir permanent du va et vient qui tue.
Noémie Amirou – Etudiante en droit