Articles récents \ DÉBATS \ Contributions Colombie : un référendum pour définir la famille ?
Le 24 et le 31 août 2016, une centaine de citoyen-ne-s colombien-ne-s sont venu-e-s au Sénat s’exprimer sur l’adoption d’enfants par les couples homosexuels.
Les propos se sont tenus lors d’une « audience publique » convoquée par une Commission du Sénat, qui doit décider si oui ou non, les Colombien-ne-s doivent être consulté-e-s via un référendum sur cette question.
La demande d’effectuer ce référendum a été faite par une sénatrice officiellement inscrite au Parti Libéral, Viviane Morales, militante chrétienne et membre de la Iglesia Casa sobre la Roca (Église de la Maison sur le Rocher), puissante organisation politico-religieuse colombienne dirigée par un ancien journaliste anti-communiste. Dans les années 90, Viviane Morales a obtenu que soit votée la loi de liberté de cultes, qui a permis aux églises chrétiennes et évangéliques de se développer. Aujourd’hui, ces églises sont une des principales forces politiques organisées du pays. Le nombre de député-e-s élu-e-s avec le soutien de ces groupes est très supérieur à celui des député-e-s de gauche.
Viviane Morales est soutenue par son mari, Carlos Lucio, un ancien guérilléro du M19 et ancien camarade du Lycée Français d’Ingrid Betancourt (une des ses idées, en tant que guérilléro dans les années 80, avait été de kidnapper les enfants de ce lycée). Par la suite, il est devenu consultant des paramilitaires, groupes armés d’extrême droite, et pasteur évangélique.
Suite à la décision de 2015 et 2016 de la Cour Constitutionnelle colombienne, permettant aux couples homosexuels de se marier et de former une famille, Viviane Morales a initié une campagne de récolte de signatures contre l’adoption d’enfants par les couples homosexuels. Les plus de 2 millions de citoyen-ne-s qui ont signé lui suffisent largement pour demander la tenue d’un référendum.
La Colombie, bien que laïque depuis 1991, est placée sous la protection du Dieu chrétien, qui figure dans le préambule de la Constitution ; de nombreuses écoles sont gérées par des ordres religieux ; des crucifix se trouvent dans les édifices publics (et jusque dans les Hautes Cours !) ; enfin, même si les mœurs changent rapidement, il est encore difficile dans ce pays de se dire athée.
Lors des audiences du mois d’août, environ 65 citoyen-ne-s sont venu-e-s au Congrès présenter leurs arguments. « L’intérêt des enfants » a été systématiquement évoqué, spécialement par les opposant-e-s à cette adoption : suivant l’argumentation de Viviane Morales, la décision de la Cour considère l’adoption du point de vue du droit des couples homosexuels, au lieu de prendre en compte l’intérêt des enfants.
Le projet de loi de la sénatrice Viviane Morales veut, pour les enfants susceptibles d’être adoptés, une famille colombienne idéale. C’est-à-dire, selon elle et les plus de 2 millions de signataires, composée par un homme et une femme : ce critère serait suffisant pour que l’enfant soit éduqué correctement. L’argument étonne par sa naïveté. En effet, la mobilisation survient dans un pays où les mineur-e-s subissent de grosses violences : entre 2008 et 2016, environ 250 000 enfants ont été recensés par l’ICBF, l’Institut de protection de l’enfance, comme ayant subi des agressions, des violences, des viols, de la maltraitance, ou l’abandon. Et la grande majorité de ces agressions ont été réalisées par l’entourage immédiat des enfants, leur famille hétérosexuelle « normale ».
L’intérêt des enfants
Mais les 32 sénatrices/sénateurs de tous les partis (sauf le Polo, parti de gauche) qui ont déjà annoncé leur soutien à Viviane Morales ne semblent pas préoccupé-e-s par ce genre de questions. D’ailleurs, les multiples formes de violences sur les enfants font rarement l’objet de discussions dans l’espace public. En revanche, « l’intérêt des enfants » déclenche les plus incroyables fantasmes sur… les homosexuel-le-s !
Celles/ceux-ci seraient foncièrement inaptes à élever des enfants. Citant un rapport financé par des organisations conservatrices aux États-Unis, une étude qui a rencontré des critiques considérables venant des milieux universitaires et médicaux, le projet de texte de référendum soutient que, par rapport aux enfants d’autres couples, « les enfants de couples homosexuels ont des taux plus élevés de chômage ; ils votent moins ; ils sont moins bons à l’école ; ils ont subi des agressions sexuelles par leurs parents ou d’autres adultes ; ils ont été forcés à avoir des relations sexuelles ; ils ont une mauvaise perception de leur famille ; ils consomment plus de marihuana et de tabac ; ils ont eu plus de problèmes avec la loi ; quand ces enfants sont des femmes, elles ont connu un grand nombre de partenaires sexuels. »
Comment s’articulent les positions par rapport à cet argumentaire ? Pour avoir été présente lors de ces deux séances, j’ai pu observer plusieurs aspects qui révèlent plus profondément les habitus colombiens. Il est remarquable d’observer, par exemple, à quel point les juristes (avocat-e-s, étudiant-e-s en droit) ont été la majorité des citoyen-ne-s présents. C’est dire aussi à quel point des questions qui concernent l’ensemble de la société, sont abordées du point de vue légaliste. Or en Colombie, l’esprit de lois est protéiforme et s’inscrire dans ce champ peut donner lieu à des débats interminables. Ainsi, pour les un-e-s, le référendum s’inscrit dans l’ordre constitutionnel, vu que la Charte définit la famille colombienne, « noyau fondamental de la société », comme étant formée par un homme et une femme. Pour les autres, il faut respecter les traités internationaux, ainsi que la Constitution de 1991, qui parle de garantir les droits, y compris des minorités. Dans le même registre juridique, certains s’interrogeaient non pas sur le contenu du référendum, mais sur le bien ou le mal-fondé (juridique) de soumettre au peuple une telle question.
Deuxième clivage intéressant : les personnes les plus favorables aux adoptions ont été, dans une grande majorité, des universitaires, provenant surtout des facultés de droit de Bogota, des mères élevant seules leurs enfants, et, enfin, quelques militants des droits LGBT. Des mères qui élèvent seules leurs enfants se sont invitées au débat parce que le projet de loi considère que la seule famille idoine pour élever un enfant est celle constituée par un homme et une femme. Ces mères ont rappelé que seuls un tiers des foyers en Colombie ont cette composition (1). Certaines ont témoigné en tant que mères seules au foyer suite au départ du conjoint, d’autres en tant que mères par choix (insémination). Avec le projet de loi actuel, l’adoption par une personne seule serait désormais impossible.
Enfin, une petite partie des intervenant-e-s était issue des groupes LGBT. Un homme gay et chrétien, une mère lesbienne, et des enfants ayant grandi dans des familles homoparentales ont apporté leur témoignage. Il est intéressant de noter que leurs arguments s’appuyaient d’abord sur la normalité de leurs vies. Ils mettaient en avant le non-abus par leurs parents ou leurs amis homosexuels, leur excellence académique et même (!) leur peu de goût pour les drogues ou la bière.
A présent, le projet de référendum doit transiter par le Congrès et par la Cour Constitutionnelle. Compte tenu des énormités qui y sont contenues, il est fort probable qu’il sera archivé. Les partis chrétiens ne fléchiront pourtant pas. Ils auront plusieurs autres fronts de bataille dans les mois qui viennent : ainsi, parmi les plus grosses manifestations des derniers temps en Colombie se trouvent les légions d’opposant-e-s aux nouveaux manuels scolaires, qui contiennent une approche en termes de genre et sont défendus par une ministre de l’éducation… lesbienne !
En somme, il est intéressant de noter l’arrivée de nouveaux sujets sur la scène politique, comme ceux relatifs à la « question » LGBT, que l’on peut identifier comme un sujet davantage lié aux droits individuels, aux mœurs d’un mode de vie urbain plutôt que rural, et plus en phase avec les débats de la modernité qui ont lieu dans la plupart des pays occidentaux.
Cependant, même si de tels sujets seront plus visibles dans cette étape du « post-conflit », il est certain que les forces politiques réactionnaires par rapport à ce type de questions sont bien organisées en Colombie. Il faudra encore beaucoup de travail pour changer les tendances majoritaires sur ces questions.
Olga L Gonzales – sociologue
1 Une majorité des hommes quittent le foyer, souvent avant même la naissance de leur progéniture. Un tiers des foyers sont dirigés par une femme seule.