Articles récents \ Culture \ Cinéma Leena Yadav : "La Saison des Femmes ne parle pas seulement de ce qui se passe en Inde"
La Saison des Femmes nous raconte un épisode de la vie de ces femmes indiennes « parched » (assoiffées de vie, de liberté, d’amour). Le français n’ayant pas de terme en adéquation avec cette nécessité impérieuse, il a été intitulé La Saison des Femmes. Leena Yadav, sa réalisatrice, était en France pour la sortie française de ce film magnifique car tout à la fois sensuel, violent, cru, tendre, émouvant, dur et porteur d’espoir.
Comment avez-vous été amenée à faire ce film ?
J’avais déjà réalisé deux longs métrages de fiction en Inde avec des grandes vedettes, mais cela impose de faire des films grand public ce qui limite votre liberté de création en visant d’abord l’audience. Ayant été particulièrement touchée par l’histoire d’une femme qui s’était retrouvée veuve à 15 ans et dont la vie a été consacrée uniquement à l’éducation de ses enfants, je voulais pouvoir choisir et traiter mon nouveau sujet en toute liberté. Mon mari a donc décidé de produire mon 3ème film. Malgré cela, il nous a été très difficile de trouver les financements nécessaires à sa réalisation car il ne comportait pas de vedettes et que son scénario n’était pas jugé attractif par les investisseurs. Les personnages principaux sont des femmes du peuple et le scénario s’intéresse à leur vie quotidienne pauvre et sans paillette. C’est une difficulté dans le monde entier de trouver de l’argent pour faire ce genre de film qui est supposé ne pas intéresser le grand public, et surtout pas les hommes. A Bollywood, on aime le glamour et la fantaisie, l’idée reçue qui prévaut largement dans le milieu du cinéma c’est que le public veut de l’évasion et pas être confronté, dans les films, aux difficultés qu’il rencontre par ailleurs dans sa vie quotidienne.
Évidemment les films comme le mien sont un peu plus difficiles à regarder car je tends un miroir aux gens pour les inviter à faire face à certaines réalités et à y réfléchir. Heureusement, bien qu’il n’y ait ni star ni grand rôle masculin dans le film, deux financeurs nous ont soutenu activement, ce qui nous a permis de réaliser un film indépendant. Après un mois de répétition avec les comédien-ne-s, nous l’avons tourné en 38 jours avec une équipe formidable, aussi bien technique qu’artistique, qui a grandement contribué à sa réussite.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées ?
Hormis les difficultés financières, nous nous sommes heurté-e-s à l’hostilité de nombreux villages qui ont refusé d’accueillir le tournage. Lors de nos repérages, nous avons visité une bonne trentaine de villages (…). On nous a interdit d’y tourner car les villageois n’approuvaient pas qu’une femme (moi, en l’occurrence) dirige une équipe, porte des pantalons, ne se couvre pas la tête et parle ouvertement aux hommes. Contre toute attente, ce sont les hommes de la jeune génération, ceux qui sont aux commandes aujourd’hui, qui ont eu le plus de mal à accepter une femme émancipée comme réalisatrice.
Quand nous rencontrions les chefs des villages, ils me disaient : « Si des gens de cinéma comme vous viennent dans notre village, nos femmes seront dépravées car elles vont réaliser qu’elles peuvent avoir du pouvoir et elles vont devenir incontrôlables. » Les hommes cherchent à garder les femmes isolées du monde extérieur afin de conserver leur emprise sur elles. Mais cela devient très difficile car les téléphones mobiles et la TV entrent dans les villages pour répondre aux besoins et envies des hommes d’abord, mais ils relient aussi les femmes au reste du monde et en les rendant plus conscientes de leur condition de dominées par un système patriarcal archaïque.
Donc, même dans les villages reculés, les femmes sortent de l’obscurité, elles savent que leur vie pourrait être meilleure… et elles essaient, petits pas par petits pas, de changer leur quotidien. En devenant plus conscientes du monde et d’elles-mêmes, elles deviennent plus fortes et plus déterminées, elles se protègent entre elles. Maintenant rien ne pourra plus les arrêter.
Ange ou démon, internet change la vie des populations qui sortent de leur isolement séculaire. Internet rend impossible le contrôle absolu des consciences car on peut tout y trouver, même ce qui sera officiellement interdit par les censeurs. Il y a d’un côté une volonté de contrôle qui se tend et de l’autre une liberté qui s’accroît et paraît sans limite. Ce qui n’est pas non plus sans poser de problème. Les jeunes générations sont plus violentes car elles ont le sentiment d’échapper à tout contrôle avec les technologies numériques et de pouvoir faire n’importe quoi. Avant votre connaissance était limitée par ce que vous appreniez dans les livres, maintenant vous pouvez aller sur google voir de vos yeux ce qui se passe dans le monde, comment sont les choses ailleurs. Si l’information était vraiment libre, tout le monde serait plus émancipé.
Quelles est la place des femmes dans l’industrie cinématographique indienne ?
Traditionnellement, les familles s’opposaient à ce que les filles embrassent les carrières cinématographiques qui n’étaient pas considérées comme respectables. Il y a encore peu de femmes dans le milieu du cinéma indien. Mais chaque année, de nouvelles voix de femmes se font entendre que ce soit en tant que réalisatrices, ingénieures du son, décoratrices ou cheffes opératrices… Les femmes y prennent leur place, pas assez vite, mais tout de même cela évolue.
Votre film peut-il contribuer à changer le sort des femmes de votre pays ?
La Saison des Femmes ne parle pas seulement de ce qui se passe en Inde. A Toronto j’ai réalisé sa portée universelle quand beaucoup de femmes sont venues me voir en me disant que c’était l’histoire de leur mère ou de leur sœur… Tout le monde veut croire que ce genre de choses se passe « ailleurs », « chez les autres »… mais le viol conjugal ou les violences domestiques se retrouvent sur tous les continents. En Inde, il y des mariages d’enfants, mais en Occident il y a le problème des nombreuses grossesses précoces de très jeunes filles.
On se demande toujours si un film peut contribuer à faire changer les choses. Je me dis que j’ai gagné mon pari si seulement 5 personnes se posent des questions et si le film ouvre des discussions sur des sujets jusqu’ici tabous. Le fait de débattre enfin ouvertement de ces questions ne peut qu’entraîner des changements, mêmes modestes.
La prostitution est une question importante car elle reste taboue, souvent masquée par une activité de danseuse ou autre. Les hommes sont très friands des danses et chants lascifs qui sont mis en scène dans le film. Et si ce fut un réel plaisir de le tourner avec de nombreux villageois, nous avons eu du mal à les contrôler lors de ces scènes de danse où ils voulaient tous monter sur scène et empoigner Bijli (1). Nous avons dû mobiliser tous les assistants pour les en empêcher. Par ailleurs au bout de quelques jours de tournage, des hommes sont arrivés des villages voisins et frappaient violemment sur la tente car ils voulaient absolument voir (et toucher) Bijli dont la réputation était arrivée jusqu’à eux. Nous avons même dû cacher les actrices.
Les femmes prostituées sont condamnées par l’opinion publique alors qu’elles sont victimes de ce système auquel elles se soumettent à cause de la pauvreté. C’est la demande de prostitution qu’il faut combattre, en luttant contre les injustices socio-économiques qui poussent les femmes à y répondre pour (se) nourrir leur famille, que ce soit en Inde, au Brésil ou en Europe…
La prostitution est liée aussi au tabou qui entoure tout ce qui touche au sexe, tabou qui génère des peurs qui elles-mêmes engendrent les violences. La sexualité est un besoin humain qui tient à notre animalité, comme boire, manger ou dormir. Si nous pouvions en parler librement, une grande part de l’angoisse et de la colère qui l’entourent disparaîtrait. Mais en imposant le silence sur ces questions, on favorise la violence et les maladies mentales.
Votre film sera-t-il projeté dans les salles indiennes ?
De nombreux cinéastes indiens rencontrés à Los Angeles ont été très encourageants sur le fait que le film devrait recevoir son autorisation de mise sur le marché indien. Cependant, on voit des poitrines et une scène de sexe, images qui ne sont pas autorisées au cinéma dans le pays du Kama Sutra ! Le sujet du film est un peu délicat mais nous verrons bien, beaucoup de gens ont déjà vu le film et nous restons confiant-e-s…
Propos recueillis par Charlotte Mongibeaux 50-50 magazine
Traduction de Marie-Hélène Le Ny 50-50 magazine
1 Bijli est la danseuse-prostituée, une des protagonistes du film.