Articles récents \ DÉBATS \ Contributions \ France \ Société MAYA SURDUTS, UN FÉMINISME DE LUTTES
Le jour où se déroule la cérémonie d’adieux à Maya Surduts, nous publions une interview que la militante féministe avait accordée à deux chercheuses, Rachel Silvera et Margaret Maruani dans le cadre de la revue Travail, genre et sociétés parue en 2013.
Voici un portrait qui invite au voyage : suivre le parcours de cette figure incontournable du féminisme français, cette femme dont la vie est un vrai roman nous emmène aux quatre coins du monde. Fille de juifs estoniens, intellectuels et communistes – nous sommes dans les années 1930 – elle sera une immigrée permanente. Enfant, elle a été ballottée de Riga à Paris, en passant par l’Isère et l’Afrique du Sud.
Adulte, elle a vécu en Suisse, aux Etats-Unis, puis à Cuba avant de revenir à Paris dans les années 1970… Elle a été témoin de la seconde guerre mondiale, des déportations, elle a vécu et soutenu l’espoir de la révolution cubaine – et tout cela, avec une force de conviction incroyable. Toujours et partout, elle a été du côté des luttes : avec le FNL pendant la guerre d’Algérie, avec les mouvements Black lors de la Marche sur Washington avec la révolution cubaine pendant huit années. C’est au début des années 1970 qu’elle revient à Paris pour engager toutes ses forces militantes dans le féminisme.
Sa vie personnelle et l’Histoire s’entremêlent. Ainsi en est-il par exemple de son combat pour le droit à l’avortement et à la contraception qui puise à son expérience personnelle.
On apprend ici comment les courants politiques des années post-68 ont croisé la cause des femmes, non sans heurt. On redécouvre aussi à quel point en France le féminisme de ces années-là s’est inscrit d’abord dans la liberté de disposer de son corps avant la parité politique ou l’égalité professionnelle. Maya surduts a été une des fondatrices de la CADAC (Coordinationdes associations pour le droit à l’avortement et à la contraception) en 1990, puis du CNDF (Collectif national pour les droits des femmes) qui regroupe en 1995 des associations féministes, des partis de gauche et des syndicats.
Au-delà de ce témoignage personnel très fort, c’est aussi les dangers du « féminisme d’État » que Maya Surduts dénonce. Elle n’a pas cessé de se battre, pouvoir à gauche ou pas, pour que le féminisme – en tout cas sa vision du féminisme – reste totalement indépendant, critique face à tous les pouvoirs. Dans toutes les causes qu’elle défend, on retrouve ce désir de radicalité – la force de la rébellion permanente.
Margaret Maruani : On va commencer par le début, où es-tu née ? Quand ? Dans quelle famille ?
Je suis née le 17 mars 1937 à Riga en Lettonie, dans une famille d’intellectuels. Mon père était particulièrement engagé, il était au parti communiste. Le parti communiste était interdit, c’était un pays où les libertés démocratiques n’existaient pas. Mon père a été surveillé et poursuivi pendant des années. Je sais qu’au bout de deux ans de poursuite et de recherche, ils l’ont découvert dans un cimetière.
Comme cela se passe souvent avec ses parents, on ne pose jamais les bonnes questions au bon moment et après c’est trop tard : je n’ai jamais su quelle était exactement son activité, s’ils ont trouvé des papiers, des documents ou des armes. Toujours est-il qu’à l’issue de cette interpellation, il a été incarcéré. Par chance, maman a réussi à prendre contact avec la soeur du procureur. C’est ainsi qu’elle a pu faire sortir mon père avant le procès, parce qu’il est clair que sinon l’affaire était entendue et je ne sais pas ce qui se serait passé… Cette histoire d’incarcération c’était en 1935 je crois. En 1936, mon père a profité de la présence du Front Populaire au pouvoir pour venir en France. Ma mère était à l’époque enceinte de moi et, nous, nous sommes arrivées en France en 1938, je n’avais que quelques mois.
MM : Que faisait ton père ?
Mon père était physicien et il a été reçu par des intellectuels français, Paul Langevin, Henri Wallon, etc.
Rachel Silvera : Et ta mère ?
Tous deux avaient fait leurs études en Allemagne. Ma mère était originaire de Lituanie, mes parents étaient cousins. Ces pays ont été indépendants seulement entre 1920 et 1940. Leur histoire a été une histoire de rattachement, de sujétion aux pays dominants voisins. Ce sont des petits pays, avec une population de trois millions d’habitants. Mon père est né à Riga, comme moi, et maman est née à Ponevez, une petite ville de Lituanie.
MM : Ta maman était physicienne ?
Non, c’est mon père qui était physicien. Ma mère avait fait des études de psychologue. Lui avait fait ses études à Berlin et ensuite à Vienne et maman à Iéna, en Allemagne. Elle s’est occupée d’enfants présentant des problèmes de déficiences, dans une association juive connue, l’OSE ( 1).
MM : Tes parents étaient juifs ?
Nous étions juifs, de famille juive, des deux côtés. Je ne sais pas grand-chose des parents de mon père, du côté de ma mère j’en sais plus, je sais que son père était un «shehit», c’est le terme juif qui désigne celui qui est chargé de l’abattage des animaux pour le rituel religieux. Mon père est donc arrivé en premier en France en 1936 et nous sommes arrivées, avec ma grand-mère maternelle, en 1938. Pourquoi elle ne vivait pas avec son mari ? Je n’ai jamais su, je n’ai jamais compris, cela reste un grand mystère. Mon grand-père vivait en Afrique du sud. Je sais qu’il vivait au Cap.
RS : Ton père exerçait en France comme physicien ?
Au tout début, je ne sais pas ce qu’il a fait. Il est entré en France dans des conditions assez particulières et puis la guerre est arrivée assez vite. Alors est-ce qu’il a eu des activités entre le moment où il est arrivé et le moment où la guerre a été déclarée ?
Je ne sais pas, peut-être que oui. Quand la guerre a été déclarée,mon père s’est porté volontaire mais ils ne l’ont pas pris parce qu’il avait une mauvaise vue ou je ne sais quoi. Ensuite, nous avons bénéficié des réseaux du parti communiste (je suppose car je n’ai pas d’autres explications) et nous nous sommes retrouvés en zone libre, à Nice.
MM : Parce qu’être étranger, juif, communiste, ce n’était pas franchement bien vu…
Oui et on ne pouvait pas bien se déplacer, on ne parlait pas bien la langue, alors, se retrouver si facilement en zone libre comme ça ! Nous avons eu de la chance, des circonstances, le hasard nous a été particulièrement favorable parce qu’à plusieurs reprises nous avons été dénoncés, comme beaucoup de gens. Par exemple, à Nice, nous avions été dénoncés à la Gestapo. J’étais un peu malade et nous devions partir dans les Basses Alpes pour moi. Quand la Gestapo est venue, la concierge ne savait pas très bien si on était là et elle leur a dit « ils sont partis ». Ils ont quand même tapé à la porte et mon père par chance n’a pas ouvert, et ils ont pensé que nous étions déjà partis à trois (ma grand-mère était déjà morte). Par la suite nous avons passé quelque temps à la frontière italienne, à soixante-cinq kilomètres de Nice, dans un village appelé Valdeblore composé de trois hameaux.
C’était extraordinaire qu’on soit là parce que, dans les zones frontalières, il ne devait y avoir ni étrangers, ni Juifs. Mes parents devaient quand même savoir un peu le français parce que c’est ma mère qui a traduit de l’allemand en français les lois contre les Juifs. Mais, même là, la situation était compliquée à tous points de vue. On n’avait pas le droit d’être là, on a eu la chance d’avoir un certificat d’un médecin disant que j’étais malade alors et que je ne devais pas sortir de la chambre d’hôtel.
RS : Dans les souvenirs que tu as de cette enfance, vous étiez d’un milieu plutôt aisé ?
Je suppose qu’ils n’étaient pas pauvres, ils ont fait leurs études supérieures, mais du fait de la situation ils n’avaient pas d’argent. Nous vivions de ce que mon grand-père maternel arrivait à nous envoyer par l’intermédiaire de la Croix-Rouge. Ce dont je me souviens et qui m’a beaucoup marquée c’est que nous habitions dans une villa. Le village était composé de trois hameaux : La Bolline, La Roche, Saint-Dalmas. Nous étions dans cette villa entre La Bolline et la Roche, les Allemands montaient la garde, faisaient des rondes…
SI J’ENTENDAIS LES BOTTES S’ARRÊTER…
MM : Mais comment se fait-il que vous n’ayez pas été pris, vous avez été protégés par les gens du village ?
Il y avait une chose que je savais, et qui m’a certainement marquée, c’est que si j’entendais les bottes qui passaient s’arrêter, c’était fini. J’ai su aussi – est-ce que c’était officiel ou officieux je ne sais pas – que mes parents ont été prévenus qu’ils risquaient d’être déportés s’ils ne partaient pas dans les quarante-huit heures. Alors
ils sont partis mais ils avaient un « J » rouge sur les cartes d’alimentation. Le « J » pour Juifs, sur les papiers, et avec ça on n’allait nulle part. Il se trouve que l’hôtelier était secrétaire de mairie, sa femme était institutrice et il lui a dit qu’on ne pouvait rien faire. C’est pour ça que je n’arrive pas à saisir quels étaient les liens avec le parti, le réseau. C’est elle qui a insisté, il a changé les papiers et mes parents ont pu partir. Les Allemands sont venus me voir, ils m’ont demandé où étaient mes parents, j’ai répondu qu’ils étaient partis. Et quelque temps après je suis allée les rejoindre.
MM : Mais tu étais toute petite !
Pas si petite que ça, j’avais cinq ans mais je comprenais tout.
RS : Tu n’as pas été élevée du tout dans la religion ?
Non, le seul religieux était mon grand-père et il habitait très loin. Mes parents étaient complètement athées. On était juifs communistes avant tout et rien d’autre. On s’est réfugiés dans l’Isère. À Valdeblore, on échangeait des chaussures contre des
pommes de terre. Pour nous rendre dans l’Isère, je me souviens de m’être réjouie dans le train dans lequel j’ai pu m’asseoir sur un pliant, ah c’était formidable ! On a atterri à Montseveroux, un endroit perdu dans l’Isère, dans une maison abandonnée et là c’était à qui apporterait une chaise, une table. Il n’y avait pas d’électricité, on avait la lampe à pétrole, je ne sais même pas si il y avait de l’eau. Mais le climat était différent et beaucoup plus accueillant. Là, on a de nouveau bénéficié de circonstances extraordinaires parce que ma mère faisait les courses – elle s’occupait de tout – et elle est tombée sur un chien qui l’a mordue. Ils ont calculé que probablement, si cela n’avait pas été le cas, elle serait tombée sur une patrouille d’Allemands. C’est extraordinaire qu’on n’ait pas été arrêtés. Mais mes parents ont commencé à s’inquiéter et ils se sont dit que si la situation s’aggravait, il valait mieux me mettre à l’abri. Alors je n’étais plus avec eux, j’ai été envoyée dans une famille dont je ne me souviens que vaguement. C’était une dame, avec ses deux grandes filles, des « vieilles filles » comme on disait, catholiques, qui me faisait faire des prières à genoux et quatre kilomètres à pied le dimanche pour aller à l’église.
MM : C’était où ça ?
C’était toujours dans l’Isère, à quelques kilomètres de chez mes parents. Ils se sont dit « elle au moins sera sauvée »… J’ai été dans des maisons d’enfants, je ne sais pas exactement si c’était avant l’armistice ou après. Je me suis retrouvée à un moment donné dans une maison d’enfants de l’Entraide française à Bourgoin, on était trente gosses. Je me souviens que c’était un peu calamiteux, on nous mettait dans la baignoire, les trente tous ensemble, une fois par semaine.
Alors j’ai attrapé la gale, j’ai été à l’hôpital et l’hôpital j’aimais bien malgré leurs méthodes expéditives : ils t’arrachaient les croûtes. J’étais enroulée dans un drap parce que mon état était tel que je ne pouvais pas mettre de pyjama. Mais c’était mieux que la diphtérie, j’ai appris que j’y avais échappée. Je me rappelle d’une autre fois, à Saint-Étienne, ils ont cru que j’avais l’appendicite, en fait je ne l’avais pas, mais on m’a quand même opérée. J’en ai des souvenirs extraordinaires, je suis restée un mois à l’hôpital et on me soignait, on me bichonnait, c’était calme. Formidable.
RS : Tu as été séparée de tes parents combien de temps ? Parce que c’était
déjà près de la fin de la guerre.
C’était entre 1945 et 1946. Dans la dernière Maison d’enfants de l’Entraide, ça s’est mal terminé, la femme qui la dirigeait était d’origine allemande et maman, après avoir discuté avec elle, ne l’a pas trouvé très nette. Après, mon père est tombé malade et a été hospitalisé à Lyon. Puis, on est monté à Paris, on résidait à l’hôtel rue de Tournon. En 1946, on était là, je me souviens, lorsqu’il y a eu des accords ou un traité qui ont été signés, j’ai vu passer des voitures qui se rendaient au Sénat : Staline, Churchill, De Gaulle bien sûr et Roosevelt. On était presque en face de la Garde républicaine. Je me souviens que nous achetions des plats à emporter dans un petit endroit qui existe toujours rue des Quatre Vents.
RS : Tu allais à l’école à cette époque-là ?
Je sais qu’à Valdeblore, j’allais à l’école, mais là je ne sais pas. C’était une vie un peu étrange, j’allais au Luxembourg regarder les marionnettes.
L’AFRIQUE DU SUD ET L’APARTHEID
RS : Tu n’as pas eu de frères et sœurs ?
Maman a eu une fille après moi qui est mort-née, c’est tout. 1948 arrive, mon grand-père maternel voulait me connaître et maman décide – moi j’étais ravie – d’aller lui rendre visite à Cap Town, en Afrique du Sud. Il n’était pas le seul de la communauté juive de Lituanie à vivre en Afrique du Sud. J’ai eu plus tard une amie dont la mère était aussi de là-bas et qui avait des parents en Afrique du Sud. Étaient-ils mille, deux mille ou trois cents, je n’en sais rien.
MM : Et donc tu es allée en Afrique du Sud ? C’était un long voyage à l’époque.
Oui et les choses n’étaient pas simples, c’était en 1948, l’année de la déclaration de l’État d’Israël, l’Égypte, la Jordanie… ont pris position contre cet état de fait. C’était la guerre, ou cela en avait toutes les apparences. Nous avions un passeport Nansen2 mais nous n’avions pas de nationalité. C’est-à-dire un passeport d’apatride, du coup les Anglais n’ont pas voulu nous donner de visa, malgré le fait que mon grand-père était un citoyen du Royaume- Uni. Ce sont les Italiens qui ont accepté et, effectivement, nous sommes partis de Gênes, dans un cargo réhabilité qui avait tout d’un camp de déplacés.
Quand on est arrivé au Canal de Suez, les troupes égyptiennes sont montées à bord, c’était la guerre. Ils se sont mis à appeler des noms et quand j’ai entendu le nôtre j’ai dit à maman « N’y va pas ». Selon la rumeur qui a couru, les responsables du bateau avaient saoulé les militaires égyptiens qui s’étaient calmés et n’avaient descendu personne. Évidemment, les hommes avec les petits garçons les intéressaient plus que les femmes avec les petites filles. Moi, j’avais onze ans à l’époque. Le voyage, j’en ai gardé un souvenir magnifique, on était des centaines, beaucoup de jeunes, et c’était la fête en permanence. On est arrivé au bout de vingt-huit jours, on ne savait plus si on était toujours sur le bateau ou bien sur la terre ferme. Un de mes premiers contacts avec l’Afrique du Sud, avec l’apartheid, c’était cette espèce « d’ombre » qui venait déposer un jus de fruit pressé et qui ne disait rien. On est arrivé à Durban où ce sont des membres de la famille éloignée qui sont venus nous chercher.
MM : Et ton père n’est pas venu ?
Ah non, il n’en était pas question. En 1948, c’était le début de l’institutionnalisation de l’apartheid, il n’était pas question, pour lui, d’aller là-bas. J’ai commencé à aller au lycée – on pensait rester six mois et, finalement, on est resté deux ans. Alors là j’ai découvert le communautarisme : on habitait dans un quartier juif qui s’appelait Seapoint, on allait à la plage magnifique de Muizenberg et pourtant un certain antisémitisme existait là aussi. Les fêtes juives étaient prises en compte, on n’allait pas au lycée le samedi matin. C’était très traditionaliste, le samedi on n’écrivait pas, on ne tricotait pas, il fallait ne rien faire. Mon grand-père, lui, faisait des kilomètres à pied.
RS : Et l’école c’était en quelle langue ?
En anglais bien sûr, j’allais au lycée il a fallu que j’apprenne assez vite. J’animais le club de français. C’était mon époque sioniste, la seule que j’ai eue d’ailleurs, j’étais dans une association qui s’appelait Habonim (3). Cette association, ce n’était pas ce qu’il y avait de plus réactionnaire mais ce n’était pas ce qu’il y avait de plus à gauche non plus, ça, c’était l’Hachomer Hatzaïr (4). On collectait de l’argent dans des petites boîtes en carton sur lesquelles figuraient des briques.
MM : Tu avais entre onze et treize ans…
Oui, ça a duré deux années. Je ne voyais presque jamais ma mère, elle était très occupée par son militantisme contre l’apartheid. Cap Town, sur le plan de l’apartheid, c’était là où les rapports interraciaux étaient les moins violents, mais tendus parce que quand même dominé par les Britanniques. Les Boers étaient partis, ils étaient montés dans l’Orange Free State et le Transvaal parce que là-bas il y avait l’argent, la fortune y était concentrée : les mines de diamants, d’or, etc. C’est là où les rapports étaient les plus tendus. Je me souviens être allée à Johannesburg et, dans la famille, il y en avait qui vivaient déjà avec des gardes et des chiens à l’époque. Le Cap c’était plus mixte, il y avait pas mal d’Indiens. Les gens de couleur descendaient du trottoir pour te céder le pas, mais ils crachaient par terre. Au bout de deux années, on est rentrées à Paris où j’ai sauté la sixième.
RETOUR À PARIS
RS : Avec tes parents tu parlais quelle langue ?
On parlait russe. À la maison on ne parlait pas letton. Il faut dire que les pays baltes étaient antisémites, réactionnaires. On ne parlait pas yiddish, mais on a dû le parler du temps où ma grand-mère était là parce que sinon je ne vois pas pourquoi je le comprends.
RS : Tu parles aussi l’allemand ?
J’ai fait allemand en seconde langue, je suis entrée au lycée. Mes parents à l’époque, étaient à Arcueil, qui était une municipalité communiste, puis ils ont déménagé à Bourg-la-Reine. Mon père était au CNRS depuis des années, il travaillait dans un labo à l’École de physique et chimie, puis à Normale sup. Maman n’a pas exercé comme psychologue, elle a repris des études et elle a enseigné le Russe. Mon père était un vrai communiste. Ma mère ne savait pas cuisiner et moi j’ai hérité ça d’elle, elle ne cuisinait pas – elle ne faisait rien à la maison. Mon père ne se plaignait jamais.
MM : Quand est-ce que tu as eu la nationalité française ?
J’ai continué pendant des années à passer des vacances à Valdeblore. On était très nombreux à se retrouver. Dans la bande, une fille avait sa mère qui était liée au préfet de police de Paris. Grâce à elle, alors que le ministère des Affaires sociales avait donné un avis négatif pour notre naturalisation, c’était dans les années 1950, elle l’a transformé en avis positif. Je suis allée au lycée de Montgeron qui était l’annexe d’Henri IV et dont le directeur était Monsieur Weil. Les méthodes d’éducation active y étaient enseignées. Il y avait un journal, on faisait des études du milieu, on lisait. Il n’y avait pas d’internat, j’ai donc été vivre chez une dame qui faisait de la confection à domicile, était « économiquement faible » et lisait Le Figaro. À un moment, mes parents ont déménagé et sont passés d’Arcueil à Bourg-la-Reine et je suis allée au lycée Marie Curie où, contrairement à Montgeron, il y avait plein de sections et une seule de méthode nouvelle. Inutile de dire que les profs étaient pareils partout, c’était impensable qu’il en fut autrement.
RS : Tu as passé ton bac à Marie Curie ?
Je suis restée là oui, mais je n’ai pas fait philosophie là, j’ai fait philosophie à Fénelon.
RS : Tu as fait la fac ?
J’ai fait Langues O. Et j’allais au bistrot qui est au coin de la rue là en face, c’est le bistrot où on allait tous les jours et on jouait aux 421 ou je ne sais quoi encore. C’était un peu avant les années 1960, c’était ma grande époque Old Navy – un bistrot –, on avait l’impression que tout était possible, tout était ouvert, c’était l’époque des mouvements de libération nationale, on changeait le monde au bistrot. Mais pas seulement au bistrot, il y avait partout dans le monde des mouvements de libération. Le bistrot en question était à Odéon. Il y avait des tas de théâtreux qui étaient là, c’était un bistrot politique, théâtreux.
MM : Qui passait par là ?
Laurent Terzieff, René Alliot qui travaillait avec Planchon. Des intellectuels comme Edgar Morin, et Régis Debray… Il y avait Adamov, Marceline Loridan avec qui j’étais copine, qui avait été à Auschwitz avec Simone Veil, il y avait le directeur de la Banque du Nord qui était la « banque soviétique »Il y avait un monde fou et on pouvait passer des journées à refaire le monde.
LES DROITS CIVIQUES, CUBA ET LA REVOLUTION
MM : Quand est-ce que tu es devenue féministe ?
Très tard. Je m’intéressais beaucoup plus à la guerre d’Algérie, j’ai été interrogée parce que j’avais prêté ma piaule rue Saint- Jacques au réseau du FLN (5) . Mes parents ont aussi été interrogés Quai des Orfèvres. Je n’ai pas attendu plus longtemps et je suis allée à Genève où j’ai vécu de 1960 à 1962.
RS : Mais tu n’étais pas organisée politiquement ?
Non, je n’étais pas dans un parti, j’étais dans des structures de soutien, d’accueil, rien de plus. Quand je suis arrivée à Genève, le Mouvement Démocratique Étudiant se fixait pour objectif de modifier les structures représentatives des étudiants de l’université. J’étais un peu un électron libre, c’était une alliance composée de catholiques et de communistes. Là je faisais des études de traduction à l’école d’interprétation, en russe et en anglais, pendant les deux années où je suis restée à Genève.
Après je suis allée aux États-Unis, j’y ai passé un an de 1962 à 1963 mais je n’ai pas eu de lien avec les femmes. Chicago était une ville tenue par des gens proches du milieu de la mafia depuis très longtemps, on appelait ça la machine Daley (6). De père en fils, ils se succédaient. J’ai participé à une campagne «électorale contre lui, je ne sais pas avec qui, c’était vraiment le Far West. Ce machin électoral », je n’ai jamais su ce que c’était.
MM : Et la Marche sur Washington ?
Ah la Marche sur Washington ! Le niveau de discrimination contre les Noirs aux États-Unis était presque inhérent à la constitution du pays. Cette Marche a été décidée à l’initiative de Martin Luther King. Il y avait des mouvements moins radicaux comme le NAACP, National Association for the Advancement of Colored People. Il y en avait des plus avancés, moi j’ai eu des activités avec un autre qui était entre Martin Luther King et les Panthères noirs, le SNCC, Student Nonviolent Coordinating Comittee, et je suis allée dans le sud profond avec eux. Je suis allée à la Cour suprême écouter la plaidoirie d’un avocat du NAACP pour les droits civiques. C’était la grande époque qui a marqué un tournant.
RS : Donc c’est plutôt le combat des Blacks, le combat antiraciste qui t’a marquée ?
Oui, c’est sûr, mais pas seulement. Même si je n’étais pas encartée, j’étais très préoccupée de l’avenir de la société et l’Europe m’apparaissait comme n’offrant aucune perspective. J’ai décidé d’aller à La Havane car la Révolution avait eu lieu. J’y suis allée après les États-Unis, en passant par Mexico. Il fallait normalement attendre une autorisation, j’ai été faire la demande à l’ambassade de Cuba et, sans attendre, je suis partie juste avec le passeport, c’était un pari…
RS : Tu as fait tout ça toute seule ?
Ah oui, à Mexico, j’avais pris des contacts, des gens importants, mais tout le monde m’a envoyé promener à Cuba. J’ai eu de la chance en me rendant à l’École de langues, le directeur m’a présentée au directeur de l’École des Cadres du ministère du Commerce extérieur qui cherchait un professeur de français et j’ai donc pu rester. Ensuite, j’ai étudié l’espagnol et puis je suis devenue traductrice au ministère des Relations extérieures et j’ai continué les deux activités, pendant des années. Je suis restée à Cuba huit ans, je n’aurais pas dû rester aussi longtemps. On m’a foutu dehors parce que je fréquentais des gens qui n’étaient pas conformes, parce qu’on était à Cuba… C’était, à l’origine, en 1959, une guerre de libération nationale, une alliance de forces, c’est la petite-bourgeoisie qui a pris le pouvoir, ils n’avaient pas tellement d’alternatives. Ils dépendaient à 85 %, sur le plan économique, des États-Unis et ils étaient perdus s’ils menaient à son terme la lutte de libération nationale. Et ils se sont tournés vers l’URSS, qui au début ne voulait pas entendre parler d’eux… J’étais dans la milice, j’ai travaillé dans les plantations de canne à sucre. Un plan avait été conçu, intitulé le Cordon de la Havane, qui avait pour objectif de répondre dans une certaine mesure aux besoins alimentaires de La Havane pour cesser de dépendre entièrement de la campagne. On a planté n’importe où, n’importe comment, même dans de la pierre.
MM : Tu n’étais toujours pas féministe ?
J’étais consciente qu’ils n’avaient pas changé grand-chose, ils n’avaient pas changé grand-chose sur le terrain du racisme non plus. Tu avais un mec qui était Noir qui était Vice-ministre de la Défense, sinon tu n’avais pas de Noir. Un dirigeant d’un grand syndicat… c’est tout.
RS : Pendant toutes ces années tu as continué à faire des traductions et à être prof ?
Oui, je continuais à travailler dans ces organismes dits « stratégiques », il n’y avait plus d’étrangers, j’étais considérée comme une personne de confiance. Pourtant, ils se rendaient biencompte avec qui j’avais des rapports et tous ces gens étaient mal vus. À la fin, en 1971, lorsque la date de mes vacances est arrivée, ils ne me laissaient plus sortir. Deux fois j’étais rentrée en France pour des vacances. En 1969, un copain français qui avait vécu àCuba, m’a dit de ne pas y retourner, que ça allait mal se terminer. Je ne suis pas allée en prison mais j’ai eu l’impression que c’était ricrac.
RS : En mai 1968 tu étais à Cuba ? Tu avais écho de ce qui se passait ?
J’étais là-bas et je n’avais aucune envie de rentrer. Ça ne m’intéressait pas. Parce que j’étais ailleurs, j’étais là-bas. Tout cela se termine donc en 1971, ils ne m’ont pas laissé sortir à la date prévue, le 1er avril. J’ai dû attendre ma sortie pendant trois mois sans aucune explication. Finalement, c’est moi qui ai fixé la date de mon départ. Je pense que là j’avais pris un gros risque mais ça a marché. En France, je suis entrée en 1972 à Révo (Révolution), qui était une scission de la Ligue communiste révolutionnaire. Je faisais des traductions en freelance, mon insertion sociale était faible et j’avais quand même passé huit années à l’étranger. C’était l’époque de « l’établissement », les militants allaient s’établir à l’usine pour compenser la faible insertion en milieu ouvrier des militant-e-s d’extrême-gauche. Les filles établies me disaient que je ne servais à rien du tout et que je devais aller au MLAC (Mouvement pour la Liberté de l’Avortement et de la Contraception), c’est comme ça qu’a commencé mon activité féministe.
ON NE NAÎT PAS FÉMINISTE, ON LE DEVIENT
MM : Qu’est-ce qui, fondamentalement, a fait de toi une féministe ? Ce n’est pas seulement parce que tu es allée au MLAC ? Tu as des convictions très fortes, d’où viennent-elles ?
Le MLAC n’était pas n’importe quoi pour moi, parce que j’avais eu quatre avortements. Il faut dire qu’à l’époque, on ne connaissait pas la contraception. J’ai eu une relation avec un étudiant en médecine, et il n’a rien dit quand je lui ai annoncé que j’étais enceinte. Il devait avoir peur, peur pour sa carrière. J’avais 17 ans, c’était en 1955, à l’époque ça ne rigolait pas. L’avortement par une « faiseuse d’ange », comme on disait, je l’ai éprouvé. Ça s’est fait sur une table de cuisine. J’aurais pu avoir une infection ou faire une hémorragie. Je n’habitais plus chez mes parents mais j’y allais le week-end. La femme m’avait posé une sonde et tout d’un coup j’ai « éliminé » chez mes parents et ma mère n’était pas là. Mon père était là, c’était quand même douloureux, il a compris et il m’a demandé où était le garçon. Mon père – qui était d’un orgueil ! – lui a téléphoné et lui a demandé ce qu’il faisait. Le garçon a répondu que l’enfant n’était pas de lui et mon père a raccroché. Il n’a jamais eu un mot de travers, de reproche, et ça, je le dis et j’insiste. Je pense qu’il n’y a pas beaucoup de pères comme ça.
Ensuite, j’en ai fait un en Suisse, chez un médecin, le troisième aux États-Unis et ensuite à Cuba à l’hôpital. Voilà pourquoi ma proximité avec le MLAC. J’habitais Paris, à l’époque le MLAC ce n’était pas n’importe quoi. À Jussieu les amphis étaient bondés. À la direction de Révo et de n’importe quelle organisation d’extrême gauche, il y avait quelqu’un qui s’occupait de cela. C’était une expérience assez rare dans ce pays où, à cause de la place de l’État, il y avait peu de pratiques de masse de rupture, oui ça a été une pratique de masse réelle et une pratique subversive. On a poussé loin la désobéissance civile et ils ont mis un an et demi à faire une loi. Je pense que ce pays était resté attardé, qu’il n’avait pas véritablement rompu avec le pétainisme. Cela rejoint ma conviction que c’est un pays familialiste et c’est un pays qui reconnaît peu de droits aux femmes. Et même maintenant, on continue à se battre, tout le temps. Je n’ai jamais arrêté. Le MLAC luttait pour la reconnaissance du droit des femmes à disposer de leur corps, j’avais vécu des avortements, je n’avais pas souffert mais c’était une évidence qu’il fallait qu’on puisse décider par nous-mêmes et que ce n’était à personne d’autre de le faire. J’y suis entrée et je n’ai jamais quitté ce mouvement.
À partir de là j’ai commencé à me poser des questions. Pendant longtemps j’ai considéré que les femmes violées étaient des putes, qu’elles l’avaient bien cherché. J’adhérais totalement à l’idéologie dominante, à tous les lieux communs… Je ne suis pas née avec le féminisme, même si ma mère a toujours fait ce qu’elle a voulu.
MM : Tu as vécu dans un milieu progressiste…
Réellement. Même au MLAC où j’étais, il y avait des courants. Il y avait le courant réformiste, le courant révolutionnaire issu de l’extrême gauche, c’était nous, et le courant avortement et vie quotidienne qui avaient des positions différentes. On avait un socle commun, mais des divisions, des difficultés à écouter l’autre.
RS : Avant que tu n’entres au MLAC il y avait déjà un mouvement féministe. Quelles étaient tes relations avec elles ?
Chaque parti, je parle des courants de lutte de classe, a eu sa tendance féministe, c’est intéressant, il n’y a qu’en France que ça s’est passé comme ça. Le « cercle Dmitrieff » 7, c’était le premier, dès 1970, à parler de « MLF quartier » (8).
RS : Tu veux dire que le gros des militants de Révolution était centré sur l’avortement et la contraception ?
La Ligue a mis en place les Pétroleuses qui, après, se sont appelées Groupes Quartiers. Et Révo avait deux sous-tendances qui étaient Femmes en Lutte pour les quartiers et Femmes Travailleuses en Lutte pour les entreprises. C’était les seules qui posaient le problème de l’intervention dans l’entreprise, dans le monde ouvrier.
Ce mouvement était composé de femmes des classes moyennes à l’image de tout le mouvement des femmes et avait peu de liens avec la classe ouvrière ou avec les catégories défavorisées, un peu à l’image de 1968. C’est à partir de la loi sur l’avortement que les femmes se sont mises à faire autre chose. Il y a eu la mise en place de la coordination des comités des courants de lutte de classe : coordination des groupes femmes, il y avait une coordination des groupes femmes d’entreprises.
RS : Pour toi, c’est vraiment l’avortement la contraception qui est à l’origine de ton engagement ? Et du mouvement des femmes en général ?
L’élargissement du mouvement se fait après la loi. C’est le MLF qui est à l’origine de la lutte pour l’avortement, qui a posé les principes fondamentaux, les femmes doivent disposer de leur corps. Ensuite il y a eu le Manifeste des 3439, le GIS (Groupe Information Santé), qui a introduit la méthode d’avortement par aspiration et qui a lancé le Manifeste des 331 médecins ayant déclaré avoir pratiqué des avortements. Le problème c’est que le MLF n’a pas su se doter de l’instrument privilégié de la lutte. Le véritable instrument, ça a été le MLAC, qui a pratiqué l’avortement et arraché la loi Veil.
RS : La loi a tué cette mobilisation en tant que telle, mais l’activité du MLAC ?
Je fais partie des gens qui pensaient que la seule façon de pouvoir continuer, c’était de maintenir les structures du MLAC. Parce que le MLAC avait un pouvoir : pendant la lutte, tu te pointais à l’hôpital en tant que membre du MLAC et le chef de service arrivait en courant. Moi j’étais sur la position : on continue de manière symbolique, pour garder un contrôle sur la situation.
MM : Intellectuellement, philosophiquement même, comment es-tu passée de la lutte sur l’avortement, la contraception à un engagement féministe plus large ?
Je vais vous donner un exemple de situation qui illustre bien des prises de position à caractère politique qui dépassent le strict cadre de la lutte pour l’avortement. Au printemps 1974, il y avait une loi en préparation10, c’était une commission qui devait décider à la place des femmes. Personne n’était d’accord et une mobilisation nationale se préparait. Sur ce fait, Pompidou meurt. À la direction du MLAC, outre Monique Antoine et Claudine Bachet, il y avait Simone Iff, le Planning familial et l’extrême gauche… La majorité, au plan national, a décidé de mettre un terme à la mobilisation, de respecter la trêve électorale. Sur la région parisienne, il y avait soixante-dix comités MLAC, cinquante ont pris position pour la mobilisation, dix contre et dix se sont abstenus. Et nous sommes descendus à des milliers dans la rue.
La loi dite Veil a été édictée le 17 janvier 1975 après un vote houleux, difficile. C’était une loi limitée et qui ne prévoyait pas le remboursement de l’acte. On avait la loi, mais on n’avait rien qui imposait son application. Normalement, dans tous les hôpitaux, il devait y avoir un centre d’IVG et ce n’était pas le cas. On a même occupé plusieurs hôpitaux : Cochin, Montreuil et à Marseille. Rien n’était prévu, mais on a eu des équipes formidables, une conception collective avec les rôles qui tournaient, une remise en question d’une certaine hiérarchie… Et surtout il fallait cesser de culpabiliser les femmes. Ailleurs, dans les pays où le droit formel à l’avortement était acquis,ça allait de pair avec le remboursement. En France, il a fallu redescendre dans la rue.
Moi, je considère qu’au cœur de l’émancipation des femmes, il y a le droit à disposer de son corps et l’autonomie financière.
RS : Sur l’autonomie financière, peux-tu nous donner des exemples des grandes mobilisations dans les années 1970, 1980 ?
Il y avait tout ce qui était autour des droits des femmes. On est allé au Salon des Arts ménagers, pour dire, par exemple, que Moulinex ne libère pas les femmes. En fait tout se tient. Le droit réel à l’avortement, tu ne l’auras pas tant que tu n’as pas les autres droits. Même pour avoir une contraception pour les mineures, les entraves, les difficultés sont énormes. Pour la première fois, dans la loi de 2001, nous avons obtenu une seule loi, et pas deux (11), pour l’avortement et la contraception. C’était un saut qualitatif considérable, mais pourquoi n’arrive-t-on pas à la faire appliquer ?
En 1979, il y a eu le vote définitif de la loi, une manifestation nationale, la plus grosse manifestation, il y avait tout le monde. Mais un groupe a déposé le sigle MLF, alors qu’elles étaient minoritaires. Il y a eu, après ça, un rapprochement important entre le courant lutte de classes (dont je faisais partie) et le courant radical avec Christine Delphy. On a travaillé pendant un an pour obtenir la Maison des femmes, c’était en 1980-1981. Avant, chacun vaquait à ses propres occupations, la tendance était à la défiance avant tout. Tandis que, là, on a bossé sur cette maison, on a décidé que les initiatives politiques dépendraient des groupes et pas de la structure de gestion de la maison. Sinon, on se serait heurtés tous les jours. C’était un combat. Des tas d’associations, des revues y ont participé.
On a célébré le 40e anniversaire du Deuxième Sexe à la Sorbonne, en 1989. En 1990, on apprend qu’il y a des opérations « commandos» contre l’avortement, à l’initiative de deux structures : la « Trêve de Dieu », dirigée par une femme, l’autre c’était « SOS Tout- Petits », dirigé par un membre du Front National. La CADAC (Coordination des associations pour le droit à l’avortement et à la contraception) s’est constituée en octobre 1990 pour lutter contre ces commandos.
LA CADAC ET LE CNDF
MM : La CADAC, ça regroupait qui ?
C’était beaucoup plus large que ça ne l’est aujourd’hui, il y avait des représentants d’associations féministes, de syndicats, de partis, il y avait beaucoup de monde mobilisé. Moi j’étais une de celles qui animaient. Les filles de Colombes (12) en étaient, des filles qui bossaient sur le terrain, qui se rendaient compte de la gravité des actions « commandos », il y avait des gens du Planning. À l’époque nous avions été moteur et nous continuons à être moteur dans la mobilisation depuis des années. C’est plus facile pour nous parce que nous ne sommes pas une institution. Nous sommes beaucoup plus libres que celles qui sont subventionnées. La CADAC se limite à tout ce qui est avortement, contraception et sexualité. Depuis la mise en place des politiques sanitaires de Sarkozy, nous avons une activité en lien avec le secteur santé.
MM : La manif de 1995, c’était la CADAC ? On ne parlait pas qu’avortement et contraception.
C’était la CADAC qui était à l’origine de la manifestation de 1995. En 1993, nous avons obtenu la loi dite Neiertz sur le délit d’entrave à l’IVG, nous avons lutté pendant plus de deux ans, même sous la gauche on sentait les réticences du ministère de la Justice et du ministère de l’Intérieur. En 1995 nous craignions une chose : que la loi ne soit abrogée à l’issue de l’élection présidentielle. On a appelé à une mobilisation le 27 juin devant l’Assemblée nationale. Aux directions syndicales, on avait dit : « Vous avez 48 heures pour dire si vous êtes de la manifestation ». Entre-temps on a pensé que ça ne suffisait pas et qu’il fallait aller plus loin. Et c’est là que la CADAC a pris les choses en main et a annoncé, seule, la manifestation du 25 novembre. C’était un pari qu’on prenait, on ne savait pas ce qu’il allait se passer. C’était pour le droit réel à l’avortement et à la contraception, pour une réelle égalité entre les femmes et les hommes et contre le rétablissement de l’ordre moral. Parce qu’aussi longtemps que le salaire, les tâches ménagères pénalisent les femmes, aussi longtemps qu’elles sont victimes de violences dans l’entreprise, on n’avancera pas. Tout cela fait un tout et fait que si on arrive à une avancée importante d’un côté, on peut espérer un changement dans le rapport de force. Et je suis même convaincue que sur le plan mondial, lorsque les choses avancent c’est un plus pour tout le monde. Mais je me rends compte qu’on n’a jamais utilisé le terme de surexploitation…
MM : Ça fait des années qu’on a oublié le terme de surexploitation !
Oui, je m’en rends compte là en parlant avec vous. Même si on ne les voit pas souvent, il y a eu en permanence des mobilisations contre la surexploitation. À l’époque ce qui distinguait Révo des autres, surtout des Pétroleuses qui était plus dominantes, c’était qu’on parlait de la condition des femmes au travail. Et nous étions considérées comme des ouvriéristes parce qu’on parlait des inégalités au travail. Nous avons été à l’initiative de mobilisations contre le travail à temps partiel dès 1980. En 1982, nous avons participé à une large mobilisation, à des États Généraux pour l’emploi des femmes, à la Sorbonne.
MM : Tu as toujours été concernée par les inégalités dans le travail et l’emploi
Tout le monde n’a pas été dans ce truc-là. L’inégalité professionnelle touche tout particulièrement les petites boîtes et c’est là que sont concentrées la misère et l’oppression. C’est là où les femmes sont le plus renvoyées à leur rôle, qu’elles subissent les temps partiels, qu’elles courent dans tous les sens et qu’elles gagnent des misères. Ça s’est aggravé. Ça a bougé d’accord, mais même dans la dernière campagne pour l’égalité salariale, qui a été vraiment impliqué ?
RS : Et le CNDF ?
La manifestation de 1995 était pour nous un risque, on ne savait pas, on n’avait pas réalisé dans quelle situation on se trouvait. Le 24 novembre 1995, c’était la mobilisation des cheminots. Et le 25 on était 40 000 dans la rue, à notre initiative. Un tiers d’hommes y ont participé et trois générations. Le mouvement social de 1995 a ouvert un espace, pendant des années, on a fait tout « tous ensemble ». Des actions fortes, unitaires. La porte s’est refermée en 1998.
À l’issue de la manif du 25 novembre 1995, il fallait faire quelque chose et c’est ainsi qu’on a créé le Collectif National pour les Droits des Femmes.
MM : Qui regroupe qui ?
Sur le papier beaucoup de gens : les partis, comme le PS que l’on a peu vu, le PC, les Verts, le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) – pas Lutte ouvrière (LO), eux, ils apparaissent et disparaissent.
Le seul moment où LO a vraiment été dans la lutte c’était au MLAC au moment de l’avortement. Ensuite les syndicats : la CGT, Solidaires et la FSU. Leur activité est majoritairement concentrée sur l’intersyndicale. Aujourd’hui, il y a aussi le Front de Gauche. Il y a des associations généralistes comme la LDH, ATTAC… SuzyRojtman et moi sommes les porte-paroles. Les premières années, il y avait un monde fou.
RS : Depuis l’époque de la création, il y a eu des grands temps forts…
Oui, en 1997, on a fait des Assises où il y avait 2 000 personnes. Elles ont été précédées par des états généraux locaux dans plusieurs endroits. Le Collectif a développé une grande activité sur le terrain des violences. Le thème des violences a émergé. On a déposé une loi-cadre, inspirée par la loi espagnole mais plus large puisqu’elle ne concernait pas seulement les violences conjugales. Nous avons recueilli 16 000 signatures que nous sommes allées porter au Président de l’Assemblée nationale, Bernard Accoyer. Du coup ils ont mis en place une commission d’évaluation sur six mois. Cela a donné lieu à la loi du 9 juillet 2010, ce n’est pas exactement la loi qu’on aurait voulue, mais tout de même…
RS : Ton activité principale, aujourd’hui, c’est d’être porte-parole du CNDF ?
Et de la CADAC aussi. Il faut poursuivre un vrai rapport de forces. Par exemple, on soutient les filles de Licenci’elles qui sont formidables, elles ont été licenciées par les Trois Suisses. Il va y avoir la loi-cadre sur les violences à retoiletter. Sur l’avortement, c’est la CADAC qui agit, qui se bat. Nous avons pris l’initiative de faire une manifestation le 6 novembre 2010 qui, pour la première fois, liait le droit à l’avortement et le démantèlement de l’hôpital public. Ce n’est pas évident, le secteur de la santé est un secteur difficile et pas très avancé sur le terrain du droit des femmes. Ce n’est pas parce qu’il est féminisé, au contraire, c’est comme dans l’éducation.
Le problème qui se pose aujourd’hui est celui de que faire avec le nouveau gouvernement. Le CNDF a été à l’initiative de réunions de la gauche de la gauche féministe pour débattre de l’ensemble de nos positions. On a invité toutes les différentes composantes du Front de Gauche, les anciennes de la Ligue, etc.
MM : Aujourd’hui, quelles sont les priorités pour toi ?
Ne pas perdre sur le terrain de l’avortement. Et puis, il faut qu’on arrive à avancer sur l’emploi, c’est une situation qui se dégrade de jour en jour.
MM : Si on fait une rétrospective sur ta longue vie militante, quelles sont tes réussites et quels sont tes échecs ?
La réussite c’est d’avoir été à l’initiative du Collectif des droits des femmes, la manifestation de 1995, la CADAC, les lois sur les violences, sur la loi-cadre. Ce qui pose problème c’est que notre mouvement contestataire et radical soit supplanté par d’autres moins radicaux. Je pense qu’il y a place pour tout le monde et qu’il est nécessaire d’avoir un courant pour qui la priorité c’est l’affrontement au pouvoir.
MM : Tu as peur d’un féminisme qui se dépolitise ? Qui se dépolitise ou bien qui s’institutionnalise…
Oui, c’est pareil. Se dépolitise ou s’institutionnalise, c’est la même chose. Si tu veux conserver un certain type de place dans le rapport au pouvoir, il ne faut pas aller au-delà.
MM : Toi, tu le définirais comment ton féminisme ?
Un féminisme de luttes.
Propos recueillis par Margaret Maruani et Rachel Silvera
Copyright : @Editions La Découverte, Paris, 2013.
Photo Marie-Hélène Le Ny
1 Association juive créée en 1912, place ses actions au service des valeurs humaines fondamentales. Institution de secours qui accueille des enfants en difficulté, traumatisés par la perte ou la maladie grave d’un parent. Aujourd’hui, l’OSE diversifie ses actions et se déploie.
2 Le passeport Nansen a été créé le 5 juillet 1922, à l’initiative de Fridtjof Nansen, premier Haut commissaire pour les réfugiés de la Société des Nations, via l’Office international Nansen pour les réfugiés. Initialement, il avait été attribué aux réfugiés russes fuyant la révolution bolchevique.
3 Mouvement de jeunesse sioniste fondé en 1929 en Angleterre, qui s’installa en Afrique du Sud en 1930 et se développa dans les années 1930-1940 dans le monde.Il a fusionné, en 1980, avec le Dror. L’Habonim Dror est l’un des plus grands mouvements de jeunesse sioniste en diaspora, brandissant la valeur du sionisme socialiste.
4 Signifie « La jeune garde », un mouvement de jeunesse juive et sioniste de gauche né en 1913 en Pologne. Ses fondements sont le socialisme, le sionisme, le scoutisme,l’amitié entre les peuples et l’esprit pionnier.
5 Front de libération nationale.
6 Du nom du maire de Chicago, lieu de pouvoir quasi indéfectible, se transmettant de père en fils. Elle entretenait des liens avec des organisations de caractère mafieux remontant à l’époque de la prohibition.
7 Le Cercle Dimitrieff est le courant féministe émanant de l’AMR (Alliance marxiste révolutionnaire), parti pabliste trotskiste.
8 « MLF quartier » par opposition au MLF central qui se réunissait aux Beaux-Arts.
9 « Nous sommes toutes des avortées » publiées par Le Nouvel Observateur, le 5 avril 1971. 343 femmes dont beaucoup de personnalités reconnaissent avoir avorté et demandent à être jugées.
10 Au printemps 1974, sous Georges Pompidou, un projet de loi est à l’étude qui prévoit qu’une commission statuera en matière d’avortement,au nom des femmes. Le MLAC national prépare une manifestation de protestation qui est remise en question par la mort de Georges Pompidou.
11 Loi du 4 juillet 2001, dite Aubry, impulsée par l’ANCIC , la CADAC et le Mouvement français pour le Planning familial. Elle marque une avancée considérable par rapport à la loi dite Veil de 1975, reconduite en 1979 en termes d’ouverture et de radicalisation. Sur le plan symbolique, elle est remarquable dans la mesure où, pour la première fois, nous disposons d’une loi unique pour l’avortement et la contraception, d’un droit unique.
12 Il s’agit du CIVG de Colombes qui a joué un rôle très important tant lors de sa création, en 1975, contre la volonté du chef de service qui était un farouche opposant à l’IVG, que par une grève durant cinq mois, de novembre 1992 à avril 1993, qui a donné naissance au statut de praticien contractuel hospitalier pour les médecins pratiquant des IVG.