Articles récents \ Culture \ DÉBATS \ Contributions Prononcer le mot pour dénoncer la chose
Je me souviens d’un cartel brandi par le collectif La Barbe lors de l’une de ses interventions qui proclamait: « Le racisme c’est bien, le sexisme c’est mieux. » Slogan plein d’ironie mordante entrechoquant deux concepts qui ont tout à voir l’un avec l’autre. C’est ce qu’explique Pauline Leet qui a forgé le mot «sexism» voilà 50 ans.
C’était un matin de novembre 1965, nous raconte Sarah Gurcel Vermande, Pauline Leet donne une conférence dans son université non mixte de Pennsylvanie. Devant un auditoire de garçons étudiants, elle choisit de remettre en cause cette non-mixité qu’ils y subissent, isolés d’une moitié du monde, coupés de «cette autre nation que sont les femmes.» Ségrégués, voilà ce qu’ils sont et le ghetto, eh bien ce sont eux qui s’y trouvent, explique-t-elle par une pirouette destinée à les provoquer. Avec une volonté manifeste de les faire réagir, elle leur assène qu’à leur retour dans le vrai monde non ségrégué, en présence de femmes qu’ils n’auront pas appris à côtoyer, les dommages risquent d’être sérieux pour eux !
Elle montre dans son allocution que la mécanique à l’œuvre pour l’exclusion des femmes est la même que pour celle des Noirs. Et c’est à partir du mot racism qu’elle invente celui de sexism. «L’enseignement ségrégué que dispensent les écoles blanches fait comme si les Noirs n’existaient pas, comme s’ils n’avaient ni histoire, ni présent. Eh bien le système ségrégué qui est le nôtre ici fonctionne sur le même mode.» Discréditer la parole des femmes, ignorer leurs travaux, dévaloriser leur vision du monde, leur place, leurs expériences singulières, ce qu’elle nomme «leur expérience du monde.»
Elle prend pour exemple l’anthologie de poésie de ses étudiants qui laisse de côté des palanquées d’autrices de talent au profit d’hommes blancs médiocres. Dès lors eux-mêmes ne pourront ensuite que se référer à des auteurs masculins. Et ainsi de suite. Briser ce cercle vicieux, voilà ce qu’elle attend d’eux. Mais, comme le souligne Sarah Gurcel Vermande, il ne s’agit pas pour Leet de prétendre qu’il y aurait une écriture proprement féminine : ce n’est pas l’écriture elle-même qui diffère, c’est ce que celles qui écrivent ont à raconter.
«Si vous acceptez la logique justifiant que les femmes soient totalement exclues de l’anthologie parce qu’elle sont moins nombreuses à avoir écrit de bons poèmes, votre position est analogue à celle du raciste – et je vous qualifierais donc de «sexiste» – selon qui l’exclusion des Noirs des livres d’Histoire est affaire de bon sens et non de discrimination, puisqu’ils sont moins nombreux que les Blancs à avoir marqué leur temps.(…) Le raciste et le sexiste statuent sur la valeur des gens à partir de critères non pertinents.»
Dans la démonstration de Pauline Leet, les rapprochements avec la question raciale sont incessants : le sexisme, c’est juger les gens selon leur sexe quand le sexe n’importe pas. Sexisme est fait pour rimer avec racisme, les deux ont permis à ceux qui détenaient le pouvoir de le garder.
Vient par la suite un développement drolatique au sujet du magazine Playboy et des photos de pin-up sur lesquelles bavent les garçons, à l’issue duquel on imagine assez bien, même si l’histoire ne le dit pas, l’assistance mâle sortir essorée de l’expérience !
Sarah Vermande ne se contente pas de traduire la conférence de Pauline Leet. Sa préface la replace dans le contexte de l’époque et lui redonne aussi toute sa place dans l’Histoire des luttes féministes. C’est elle-même qui, se demandant un jour quand ce mot était apparu, a exhumé outre-Atlantique ce petit bijou d’humour et d’intelligence.
«On espère toujours que mettre un nom sur un problème permettra de le résoudre» écrit Pauline Leet, toujours vivante, dans la postface du livre. C’était un matin de novembre, c’était il y a 50 ans…
Martine Abat, journaliste
Pauline Leet Pittenger : Sexisme, le mot pour le dire ! 1965. Texte traduit et présenté par Sarah Gurcel Vermande. Éditions iXe 2015