Articles récents \ DÉBATS \ Tribunes A mes jeunes frères et sœurs d’infortune du 13 novembre 2015
Je suis envahie par l’émotion, comme tout le monde. Mais aussi parce que je me sens la grande sœur de ces victimes dont je lis les histoires qui ressemblent tant à la mienne.
Le 30 septembre 1956, j’avais cinq ans et je mangeais une glace avec ma grand-mère au Milk Bar, le grand glacier d’Alger. Dernier jour de vacances. Fin d’été. Joie et douceur de vivre dans une Algérie qui commençait pourtant à bouillonner sous le joug colonial. La bombe qui a explosé là, ce jour-là, a tué ma grand-mère que j’adorais. J’ai perdu une jambe. Et mes parents ont perdu toute joie de vivre pour toujours. Moi, j’ai choisi (ai-je choisi, ou me suis-je laissée porter par «une bonne nature» ?) de vivre, toujours plus vite, plus fort. J’ai allumé une fois pour toutes ces fameux « bas parleurs » pour mettre la sourdine sur les souvenirs et les émotions qui auraient pu empêcher ma « vie normale », je ne me suis jamais plainte, entraînée dans le mouvement perpétuel du déni positif. J’ai construit une grande famille joyeuse, une vie professionnelle et militante. L’amour, l’amitié, les fous-rires sont mes plus grands plaisirs.
Je n’ai jamais eu aucune haine ni aucune colère. Encore moins de désir de revanche d’aucune sorte. Et pourtant, aujourd’hui encore, mes blessures m’obligent à trimer sur des machines de rééducation, et je m’extasie comme une enfant sur des progrès sensibles mais invisibles.
L’histoire se répète, malheureusement, pas forcément pour les mêmes raisons, mais elle produit les mêmes effets. Qu’à tous ceux qui ont perdu un proche et/ou ont subi des blessures, comme moi, puisse être évité l’écueil de la haine. La haine soulage sur le moment mais elle paralyse le déroulement de la vie. Elle empêche d’avancer. Bien des réactions au livre que j’ai publié à ce propos me l’ont confirmé, s’il le fallait.
Je pense à vous qui avez été touchés le 13 novembre, je n’emploie ni pour vous ni pour moi le mot « victime », car c’est une étiquette salement collante. Mais je ne lui ai pas trouvé de synonyme acceptable, sinon la lourde périphrase « s’être trouvé au mauvais endroit au mauvais moment », qui a au moins le mérite de permettre un futur alors que la victime, elle, est figée dans cet état.
Mes petits frères et sœurs du 13 novembre 2015 – vous avez l’âge de mes enfants mais je me sens plutôt en fraternité avec vous – je n’ai aucun conseil à vous donner et n’ai d’autre expertise que de moi-même. Mais j’ai envie de veiller sur vous pour que la vie l’emporte toujours sur le malheur, et que l’acte de haine qui vous a frappés ne vous entraîne pas dans la spirale infernale de la haine. Ce serait certes la victoire des terroristes mais surtout votre capitulation, donc votre perte, et notre perte à tou-te-s.
Je vous souhaite du courage – il en faudra mais, quand on en a, il se nourrit sans cesse de lui-même! – et beaucoup d’amour et d’énergie de vie.
Votre grande sœur en fracas de la vie.
Danielle Michel-Chich, essayiste-journaliste
Danielle Michel-Chich Lettre à Zohra D. Ed. Flammarion, 2012