Articles récents \ Culture \ Livres \ France Irène Joliot-Curie: une chercheuse méconnue
Professeur, il demandait très souvent à ses élèves de faire des exposés sur des femmes de l’histoire. Aussi certain-e-s de ses collègues d’Histoire l’avaient-ils surnommé «l’homme à femmes».
Louis-Pascal Jacquemond est inspecteur d’académie honoraire. Agrégé d’histoire, diplômé en droit et sciences politiques, il enseigne à sciences Po. Il est également membre de l’association Mnémosyne (pour le développement de la recherche et l’enseignement de l’Histoire des Femmes et du Genre).
Il vient de publier une biographie très documentée d’Irène Joliot-Curie.
Qu’est-ce qui vous a le plus marqué dans le parcours d’Irène Joliot-Curie?
Ce qui m’a le plus marqué, c’est son féminisme en acte. Irène Joliot-Curie ne théorise pas le féminisme, mais, au nom de l’égalité des femmes et des hommes, elle a de réelles intuitions politiques. A l’opposé de sa mère qui reste discrète et refuse de prendre position publiquement, Irène défend dès 1914 le droit des femmes à voter.
En juin 1936, avec la victoire électorale du Front populaire, elle est nommée ministre de la Recherche par Léon Blum : l’appellation officielle est sous-secrétaire d’Etat. Le texte officiel mentionne bien le double patronyme qu’elle a réussi à imposer : Joliot-Curie, ce qui est inédit. Les deux autres femmes ministres sont Suzanne Lacore à la Protection de l’Enfance et Cécile Brunschvicg à l’Éducation nationale, deux ministères féminins. Elles sont les trois premières femmes ministres françaises, mais Irène Joliot-Curie doit patienter plusieurs semaines pour s’installer car elle n’a ni bureau, ni secrétaire, ni moyens. Son ministre de tutelle est le radical Jean Zay très soucieux de tout contrôler. Lorsqu’elle lui annonce qu’elle va parler des femmes à la radio, il lui demande de n’en rien faire. Elle passe outre son avis et déclare: « J’ai accepté ce poste pour faire avancer la cause des femmes. » J’ajoute que son mari Frédéric n’est pas ravi par sa nomination à la fois à cause de son état de santé et aussi parce que il pensait qu’elle n’avait pas l’étoffe de la fonction! Irène étant mariée, elle est mineure juridique et théoriquement l’accord de Frédéric était nécessaire pour la nommer ministre, accord que bien évidemment elle refusa de demander.
Irène Joliot-Curie est une féministe militante. Pour elle le plus important pour arriver à l’égalité entre les femmes et les hommes est le droit au travail, plus encore que le droit de vote, surtout au moment de la crise des années trente qui affecte particulièrement les femmes. Ainsi les décrets lois Laval de 1935, abaissent les indemnités des femmes mariées et limitent le recrutement de nouveaux fonctionnaires aux seuls hommes. Sans nier que le droit de vote des femmes soit indispensable et inéluctable, Irène Joliot-Curie pense que l’indépendance financière et économique des femmes est un principe cardinal. Certes elle considère que les obligations familiales échoient aux épouses et mères, mais que l’éducation des enfants relève d’une étroite collaboration du père et de la mère.
Autre intuition féministe : Irène Joliot-Curie défend, dès 1944, l’idée que le corps des femmes leur appartient, d’où son affirmation « de la liberté de la procréation féminine », même si son compagnonnage avec le Parti communiste la conduit à mettre en sourdine cette position après 1946.
Rappelez-nous le parcours de cette femme d’exception.
Irène Joliot-Curie obtient sa thèse de doctorat en 1925 sur « le rayonnement alpha du polonium » mais elle n’obtiendra un poste de maîtresse de conférence à la Faculté de Paris qu’en 1937 et un poste de professeure titulaire d’une chaire qu’en 1946 seulement. Si l’on compare sa carrière à celle de Frédéric son mari, les différences sont évidentes. Frédéric passe sa thèse en 1930, devient maître de conférence en 1935 et professeur titulaire de la chaire de chimie nucléaire au Collège de France en 1937.
Il devient professeur 7 ans après sa thèse, elle 21 ans après !
Irène ne pourra diriger un grand laboratoire, l’Institut du radium, qu’à partir de 1946, puisqu’il faut être professeur de chaire supérieure. Frédéric, lui, fonde le laboratoire de radioactivité du Collège de France dès 1937. Il est reçu à l’Académie des sciences du premier coup en 1943. Irène Jolliot-Curie est recalée quatre fois de suite par l’académie!
Néanmoins, elle est la seule femme parmi les six membres du Commissariat à l’Energie Atomique (CEA) créé par De Gaulle en 1945 et Frédéric en est le Haut-commissaire. A partir de 1954, son projet d’Institut de Physique Nucléaire prend vie : c’est la création du campus d’Orsay dont elle ne vit jamais l’achèvement puisqu’elle meurt en mars 1956 alors que le premier bâtiment laboratoire sort à peine de terre.
Quelles sont les découvertes les plus importantes d’Irène Joliot-Curie?
Dès l’âge de 17 ans, Irène Joliot-Curie mène avec sa mère Marie Curie l’expérience inédite de la radiographie par rayons X des blessés sur le front, pendant la Première guerre mondiale, grâce à des voitures équipées. Et au Laboratoire de l’Institut du Radium où elle devient l’assistante de la « patronne » en 1919, elle participe à la mesure de la radioactivité naturelle et à la préparation du radium, du polonium, du radon découverts par ses parents Pierre et Marie en 1897 et 1898. Ces éléments ont de nombreuses applications, en particulier thérapeutiques contre le cancer.
Elle poursuit de fructueux travaux en équipe avec Frédéric devenu son mari en 1926, en particulier sur le rayonnement du polonium et ses effets. Leurs recherches contribuent ainsi à la découverte du neutron (une des composantes de l’atome). Ce fut un tournant pour la physique nucléaire. En effet, dès janvier 1934, Irène découvre, toujours avec son mari, la radioactivité artificielle. C’est pour cette découverte qu’est attribué le Prix Nobel de Chimie 1935, à parité pour les deux savants.
C’est aussi grâce à ses travaux, en tandem avec le savant Pavlé Savitch à partir de fin 1936, qu’a lieu la découverte de la fission nucléaire. Irène et son collaborateur figurent sur les listes des nobélisables en 1938.
Ce sont de tels travaux qui, permettent la réaction en chaîne qui est à la base de la bombe atomique. Pour Irène Joliot-Curie, ce fut alors le terrible dilemme d’avoir contribué à la création d’une arme de destruction massive, d’où son refus de la bombe atomique et son engagement pacifiste pour le désarmement en compagnie de son mari. Au sein du CEA, Irène mena, de 1946 à 1950 plusieurs campagnes d’exploration et d’exploitation de mines d’uranium en France et dans son empire colonial.
Pensez-vous qu’Irène Joliot-Curie soit suffisamment reconnue aujourd’hui, elle qui a eu le prix Nobel de Chimie, a été une des premières femmes ministres dans le gouvernement Blum et a été la seule femme commissaire à l’énergie atomique en France?
Curieusement, on parle beaucoup plus de Marie Curie que de sa fille. Et pourtant son travail scientifique et son apport politique ne sont pas moindres.
Lorsque l’on fait appel aux enfants d’Irène, Hélène Langevin-Joliot et Pierre Joliot, partout dans le monde, c’est pour parler de leur grand-mère et peu de leur propre mère, même si eux mettent un point d’honneur à associer Marie et Irène.
Chaque année apporte son lot de biographies sur Marie Curie dans le monde entier. Pour Irène Joliot-Curie, trois biographies aux Etats-Unis et deux en France pendant ces quinze dernières années !
Le mythe de Marie Curie occulte le rôle qu’Iréne Joliot-Curie a joué dans la recherche de très haut niveau. Il faut reconnaître que Marie Curie fut une pionnière alors qu’Irène représente la seconde génération.
Propos recueillis par Caroline Flepp 50/50
Louis-Pascal Jacquemond : Irène Joliot-Curie: biographie. Ed Odile jacob 2014