Non classé Elles ne sont plus des parias
Les femmes qui souffrent de fistules obstétricales sont sans doute les plus pauvres d’entre les pauvres. Vivant dans des pays en voie de développement, elles sont souvent mariées de force, très jeunes. Quand vient le moment d’accoucher, elles ne peuvent pas compter sur des structures de soins pour les aider à délivrer le bébé bloqué dans leur bassin. Après plusieurs jours de travail, une fistule se développe : c’est la perforation de la paroi du vagin qui communique désormais avec la vessie et/ou le rectum.
Les fistules obstétricales sont exceptionnelles en Europe où, en cas de complication, on procède à une césarienne. Dans les pays pauvres, les fistules concernent au moins deux millions de femmes vivant majoritairement en Afrique, et aussi en Asie. Là où les services de santé manquent. Leur bébé est mort-né. De la plaie entre leurs jambes s’écoulent en permanence de l’urine ou des matières fécales, qui sentent mauvais et font d’elles des parias. Elles sont rejetées par leur mari et installées à l’écart de leur communauté. Les séquelles nerveuses du traumatisme les empêchent parfois de marcher. Elles n’ont plus d’avenir. Et pourtant, des solutions existent.
- Une campagne pour l’élimination des fistules
- Gérée par le Fonds des Nations Unies pour la Population (FNUAP) en collaboration avec les gouvernements et les ONG, cette campagne permet notamment aux femmes sénégalaises d’être opérées gratuitement.
- Pour en savoir plus : www.fistules.org/q_a.htm.
Trop jeunes pour accoucher
Dans une chambre de l’hôpital de Yoff, à Dakar, deux femmes attendent leur opération. Les murs sont craquelés, ça sent l’urine. Un ventilateur poussif couine au plafond et le néon douche la pièce d’une lumière blafarde. Madame Bâ [1] se tait. Elle cache son visage entre ses mains. Le corps recroquevillé sur un coin du lit, elle attend. Elle attend depuis vingt ans. Elle vient d’un village reculé de la région de Kolda, au sud du Sénégal. Quand elle avait dix ans, elle a été violée. Elle est tombée enceinte, honteuse. Ici, la question de l’avortement ne se pose pas : c’est interdit par la loi et rares sont les faiseuses d’anges. De plus, les femmes sont souvent si mal informées sur leur corps qu’elles ne découvrent leur grossesse que lorsque le bébé commence à bouger en elles. Madame Bâ a accouché dans son village, à onze ans. L’enfant est resté coincé dans son petit bassin de fillette. Après plusieurs jours de travail et de souffrances, elle a fini par donner naissance à un bébé mort-né, asphyxié. Os contre os, la tête du bébé avait si fortement et si longtemps poussé contre son bassin que le sang ne circulait plus et qu’un trou s’est formé entre la paroi de son vagin et sa vessie. C’était une fistule obstétricale.
« Il existe différents types de fistule », explique Serigne Guèye, un chirurgien urologue qui veut du bien aux femmes qui vont mal. Demain, c’est lui qui opérera Madame Bâ. « Parfois, c’est la vessie qui communique avec le vagin : il s’agit de la fistule vésico-vaginale. Parfois, c’est du côté du rectum, et cela crée une fistule recto-vaginale. Dans certains cas extrêmes, les deux côtés sont touchés et la femme perd à la fois de l’urine et des selles.«
Binta Dieng, la seconde patiente allongée dans la chambre, sera opérée juste après Madame Bâ. Elle a de la chance, raconte-t-elle : son mari ne l’a pas abandonnée et l’a poussée à tenter l’opération, quelques mois « seulement » après l’accouchement dévastateur (voir témoignage). La secrétaire médicale du service s’assoit pour discuter avec nous. Elle voit passer des centaines de femmes fistuleuses par an. « Ma tante souffrait d’une fistule depuis trente ans, confie-t-elle, elle perdait ses urines sans pouvoir les contrôler. En une opération, c’était terminé. Elle a tellement pleuré… »
- « Je ne savais pas que c’était possible de soigner ça »
- « J’ai 24 ans. Je souffre d’une fistule depuis quelques mois. Mon accouchement a été difficile, le travail a duré très longtemps. On m’a transférée au poste de santé, j’ai dû y aller en charrette parce que nous n’avons pas d’autres moyens de transport. Une fois là-bas, je n’ai été prise en charge qu’à la fin de la journée. Quand j’ai accouché, la sage-femme m’a annoncé que l’enfant était mort-né : je le savais déjà, je l’avais senti. J’ai eu la chance d’être soutenue par mon mari et ma famille. Ils m’ont poussée à aller consulter un médecin, qui m’a lui-même indiqué le service du docteur Serigne Guèye. Je ne savais pas que c’était possible de soigner ça. Je serai opérée demain, j’espère que cela réussira. Je voudrais dire à toutes les femmes qui souffrent d’une fistule de ne pas cacher leur maladie, de ne pas avoir honte. Elles doivent aller consulter un médecin. Je souhaite aussi que les femmes qui accouchent puissent être correctement prises en charge. Sinon, on continuera à souffrir. » Binta Dieng
L’odeur du malheur
Les choses sont-elles vraiment réglées en une opération ? « Si la chirurgie réussit, lorsque la femme rentre dans son village, il faut travailler avec sa famille pour faciliter sa réintégration », explique Molly Melching, directrice de l’ONG Tostan. Tout comme d’autres associations de terrain, Molly travaille en coopération avec le service de Serigne Guèye afin d’identifier les femmes victimes de fistules, de les accompagner dans le processus de soin et de les aider à se réinsérer dans leur communauté. « Nous travaillons sur la prise de conscience collective de la discrimination dont ces femmes ont été victimes, et sur les croyances concernant les « fautes » qu’elles auraient commises et qui expliqueraient, de manière magique ou superstitieuse, leurs souffrances », poursuit Molly. « Ici, on raconte qu’une femme qui fait pipi au lit porte malheur, rapporte Serigne. Les hommes, s’ils voient que leur femme a ça, ils se taillent. » Rares en effet sont les maris qui, comme celui de Binta Dieng, font face avec leur épouse. Le plus souvent, une fistule signifie tout perdre : son bébé, son mariage, sa santé, ses amis, sa communauté. La fistule a l’odeur du déshonneur, l’odeur du malheur.
- L’hôpital des fistules d’Addis Abeba
- En Éthiopie, Reginald et Catherine Hamlin, gynécologues obstétriciens originaires de Nouvelle-Zélande et d’Australie, ont créé un hôpital spécialisé dans le traitement des fistules obstétricales. À ce jour, ils ont traité gratuitement plus de 30.000 femmes avec plus de 90 % de réussites. Chaque année, ce sont environ 2.500 femmes qui entrent à l’hôpital et en ressortent, réparées.
Trois esclaves dans une plantation
Le premier médecin à s’être intéressé aux fistules obstétricales, dans les années 1850, était américain. Il s’appelait James Marion Sims et il est considéré comme le père de la gynécologie moderne. Dans les grandes plantations des États du Sud, les esclaves n’avaient pas accès aux soins et les accouchements traumatiques étaient courants. Trois esclaves lui ont servi de cobayes : Anarcha, Betsy et Lucy. Il a pratiqué sur elles des dizaines d’opérations avant de trouver la solution. Aujourd’hui, Serigne Guèye souhaite que les médecins africains puissent être rodés aux techniques initiées par Sims. Si au Sénégal, les femmes souffrant de fistules sont relativement peu nombreuses – quelques centaines par an –, « elles sont des dizaines de milliers dans des pays comme le Niger ou l’Éthiopie, où les services sanitaires dans les campagnes sont presque inexistants.«
Les fistules disparaîtront en même temps que les mariages précoces et lorsque les services de santé maternelle seront accessibles aux femmes enceintes. Pour Binta, la fin du calvaire est proche, c’est une question d’heures. Pour Madame Bâ, rejetée par les siens, la nuit est encore longue.
Sabine Panet – AXELLE